18.2. Ce qu'on apprend à faire

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Février 3513


Sera entre dans le bar en saluant tout le monde. Il n'est pas encore vingt-deux heures, mais sa présence ici à une heure pareille est un peu scandaleuse. Elle en a conscience, mais ce n'est pas comme si elle allait à l'école le lendemain. Elle ne va plus en cours depuis un moment, maintenant. Une semaine de plus ou de moins ne changera pas grand-chose...

Alors elle fait un grand signe de la main à Kelly et Seal au bar, et reste à côté de Miki, qui lui tend un grand verre d'eau, avant de commander à l'un des serveurs un thé glacé pour la jeune fille. Jeune fille qui a l'air bien plus vieille que Miki, en dépit de tout le maquillage que la modèle à côté d'elle porte. Ses cornes de bouc sont même décorées de paillettes.

- Salut petite ! lui dit-elle.

Sera sourit, amère. Elle ne l'appelle jamais de la même façon, à chaque fois qu'elles se voient. Mais d'un autre côté, elle n'est pas tout à fait celle qu'elle prétend être avec eux, pas toujours. Alors elle peut volontiers lui concéder ça.

- Alors, quoi de neuf dans ta vie ? demande la jeune femme à moitié bouc.

- Rien qui ne vaille la peine d'être raconté.

D'un air compatissant, sa voisine de table lui attrape l'épaule pour la serrer doucement :

- Tu es un peu trop jeune pour écumer les bars dès le début d'après-midi, tu le sais, ça ?

Sera secoue la tête :

- On est en début de soirée.

Interloquée, Miki regarde derrière elle, la nuit tombée au-delà de la porte d'entrée à demi fermée :

- Ma foi, tu as raison.

- Et je tourne au thé glacé, grâce à toi, ajoute-t-elle pour se plaindre un peu.

- Grâce à moi, ni toi, ni moi, nous feront couper la tête par Kelly ce soir.

Sera sourit un peu plus, cette fois, et lui concède à nouveau. C'est pour ça qu'il est plaisant de parler avec Miki. Parce qu'elle ne dit jamais rien qui ne soit vrai, ou presque.

Elle passe la soirée avec elle, avant de rentrer, encore plus tard. Depuis quand n'a-t-elle pas croisé sa mère ? Elle a l'impression de passer sa journée à l'éviter, en restant cloîtrée dans sa chambre, et le soir, en étant absente jusqu'à ce qu'elle aille se coucher. L'adolescente lui en veut un peu, à ce sujet. Parce que jamais sa mère n'a fait une entrée dans sa chambre pour lui demander ce qu'elle a. Elle n'est même pas sûre qu'elle sache qu'elle n'est pas allée en cours depuis belle lurette. En même temps, elle s'en veut à elle. Et secoue la tête, et s'enfonce sous sa couverture, convaincue que penser à ce genre de choses maintenant ne fera que la rendre plus... pitoyable qu'elle ne l'est déjà.

Le lendemain matin, si elle allait en cours, elle pourrait se targuer d'être la plus réveillée de sa classe, mais peut-être aussi d'être la plus fatiguée. La discussion qu'elle a eue avec Seal quelques jours plus tôt pour la convaincre de reprendre l'école, même à domicile, lui donne encore des nausées et des vertiges catastrophiques. C'est pour ça qu'elle s'est attelée à ne pas lui parler la veille, sauf que lui non-plus, elle ne pourra pas l'éviter éternellement.

Ce qui retient son attention, pourtant, c'est le gros titre sur la page internet de son téléphone portable : « Décès de la célèbre actrice Mue ». La suite n'est pas très engageante, et on explique rapidement que si la jeune femme était une talentueuse actrice, ce qui faisait le plus parler d'elle était son talent de métamorphose complète. Elle était celle que l'on voulait pour créer un personnage complet, bien qu'elle n'ait pas tourné en tout plus de huit films en vingt ans.

Sera ne s'est pas changée, en rentrant hier soir. Sa capuche toujours sur la tête, elle se contente de fixer l'écran, avec une imperméabilité horrifiée :

- Je peux encore m'en sortir, pas vrai ? demande-t-elle en marmonnant. Je ne suis pas encore folle ni suicidaire, pas vrai ? Ni accro à la drogue. « Un malheureux accident », qui « aurait pu arriver à n'importe qui consommant de trop ». Sérieusement ?

Elle replie ses jambes contre elle, avec la terrible envie de se recoucher, et de dormir pour les trois prochains jours. Elle l'a déjà fait. Sa mère n'a pas eu le temps de s'en rendre compte. Pas quand elle s'enroule ingénieusement dans ses couvertures, et reste parfaitement immobile des heures durant. Mais ça, la femme qui vit avec elle ne peut pas le savoir. Elle travaille trop à l'extérieur pour ça.

Et encore une fois, penser rend l'adolescente assez malade pour qu'elle se détourne de tout et reste figée à sa tête de lit.

- Je ne veux pas avoir à parler de ça avec personne. Je ne veux pas qu'on me regarde. Je ne veux pas...

Elle ne sort de là que le lendemain matin, se regarde dans la glace, et s'en détourne aussitôt pour se concentrer sur la lourde tâche de se brosser les dents dans une pièce où chaque objet lui renvoie son reflet.

Et une bonne heure plus tard, elle sort de chez elle, les mains dans les poches.

- Il faut que je le fasse, il faut que je le fasse.

La capuche posée sur les épaules, elle marcher rapidement sans regarder devant elle. Elle évite le peu de personnes qu'elle rencontre d'un mouvement, et manque de courir quand elle se fait disputer. Dix minutes plus tard, elle s'adosse contre un mur, et renfile sa capuche, et reprend sa respiration.

- Comme ça, c'est bien. Respire.

Elle sort son téléphone, et relit une dernière fois le post internet qu'elle a trouvé avant de se remettre sous la couverture, et qui l'a poussé à sortir. Un métamorphe, qui ne supportait plus de sortir a établi un plan précis pour se réhabituer à se faire regarder par les autres. En remontant le fil, Sera a trouvé la première étape d'une série pas si longue que ça, mais au bout de laquelle l'homme d'une trentaine d'années affirme que toujours un peu mal à l'aise en public, il peut à nouveau sortir de chez lui.

Elle range son téléphone, et retourne chez elle, pour s'assoir à côté des toilettes, le visage blanc, et la nausée lui arrachant quelques larmes.

Elle hésite avant d'envoyer : « Je viens d'essayer, mais c'est vraiment horrible. ». Quelqu'un lui répond presque tout de suite : « Accroche-toi, j'ai eu beaucoup de mal aussi, au début. Mais ajuste ton temps. Si tu ne peux faire que 5min au départ, c'est toujours un point de départ. Courage ! ». Sera détourne les yeux, et pose son téléphone par terre. Ce n'est que quelques années plus tard qu'elle apprendra que cette fille avait le même âge qu'elle, et qu'elle aussi, vivait au Japon.

Elle ne se risque à recommencer qu'une semaine plus tard.

Elle ne se risque à recommencer qu'une semaine plus tard

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