21.2. Ce qui touche les cœurs

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Décembre 3512


Avec un sursaut, Sera se rend compte que sa mère vient d'entrer dans la cuisine, et qu'elle aussi, la remarque au dernier moment. Elle lâche un juron avant de secouer la tête et de dire :

- Tu m'as fait peur, ma chérie. Comment tu vas... ?

Yuka est mal à l'aise à l'idée de ne pas avoir vu sa fille depuis trois jours maintenant. L'adolescente en revanche ne parait plus perturbée que cela, et acquiesce après une brève hésitation.

- Je vais bien, et toi ?

La mère sourit, embrassée. Ses sorties fréquentes augmentent le temps qu'elle passe hors de chez elle, et même si la jeune fille a à présent l'habitude de se débrouiller toute seule, elle n'en reste pas moins une enfant. Une enfant qu'elle chérit plus que tout.

- Très bien ! Je n'ai pas été souvent là, ces derniers temps... je suis désolée.

- Non, je comprends, c'est bien que tu sortes un peu aussi. Voir des amis...

Sera frissonne en prononçant le dernier mot, et tente de ne rien laisser paraitre. Il ne manquerait plus que sa mère s'inquiète. Et qu'elle appelle le collège. Pour qu'ils se rendent compte tous les deux qu'elle n'a jamais donné le bon numéro de téléphone à l'établissement, et qu'ils ont en réalité le sien. La décision lui paraissait intelligente, deux ans plus tôt. Elle se disait que de toute façon, en cas de besoin, elle connaissait le bon numéro, et que ça lui éviterait d'être trop souvent dérangée par l'école en plein travail.

Maintenant elle se dit que l'idée relevait d'un génie dont elle n'aurait jamais dû douter.

Yuka range nerveusement les courses, s'exclamant surprise :

- Ah, tu en avais déjà fait ?

- Oui... il y a trois jours, dit-elle en frissonnant de plus belle.

Lorsqu'elle était arrivée au bar par mégarde. Mais qu'est ce qui lui avait pris, de suivre un inconnu ?

- Je vois, marmonne sa mère, tu es grande, maintenant, tu n'as plus vraiment besoin de moi pour savoir quand le frigo est vide... Au fait, ça va, à l'école ? C'est la fin de l'année, dans quelques mois. On vous a déjà demandé ce qui vous intéresserait pour le lycée ?

Sera se recroqueville sur la chaise de le cuisine, dans ce coin où sa mère l'a trouvée en arrivant, pensant fortement à comment le fuir au plus vite.

Sans regarder sa fille, la femme aux cheveux encore nattés de son travail range la suite dans les placards à demi-vide :

- Enfin, ne te mets pas la pression, tu as encore un peu de temps, avant d'y penser. D'accord ?

Cette fois-ci, elle se tourne vers elle pour lui faire un grand sourire encourageant :

- A ton âge, je ne savais pas exactement ce que je voulais faire, mais c'est pas très grave, tu sais. Je ferais en sorte que tu puisses faire tout ce que tu veux, alors réfléchis bien, et n'hésite pas dès que tu as trouvé ta voie !

Sera se détend un peu, et tente même un sourire rassuré :

- Merci, maman.

Elle sait que sa mère tiendra parole. Elle s'occupe d'elle comme elle le peut, mais l'enfant n'a jamais ignoré tout ce qu'elle mettait de côté pour les études à payer ensuite, en dépit de toutes les factures qu'il fallait repousser, ou les paires de chaussures qu'elle élimait sans changer.

- En parlant de plus tard, reprend Yuka avec hésitation, qu'est ce que tu en penserais, si je rencontrais quelqu'un ?

- Un quelqu'un pour faire ta vie ? s'étonne-t-elle en retirant sa capuche. Je ne sais pas trop... C'est un quelqu'un qui te rend heureuse ? Et à qui tu peux faire confiance ?

- Oh, hé bien, oui, mais euh...

Elle se fige en regardant sa fille, les traits les plus semblables à ceux de la dernière photo qu'elles ont pris ensemble. Sa fille, la vraie, sans métamorphose aucune.

- Non, c'est juste une supposition, hein. Rien de très concret, dit-elle en détournant le regard.

- Maman... Est-ce-qu'il te rend heureuse, et est-ce-que tu peux lui faire confiance ?

La femme marque un temps d'arrêt supplémentaire, et vient s'asseoir en face de Sera, les mains serrées devant elle.

- Tu demande des choses bien précises, à ton jeune âge, rit-elle doucement.

- Parce que ça me semble être le plus important. Tu lui as parlé de mon alter ?

Yuka sursaute :

- Non ! Pas du tout ! Je lui ai bien entendu parlé de toi, mais ce n'est pas de ce genre de choses qu'on parle. On parle de tes bêtises, de tes notes, du quartier, de mon boulot, du sien... il n'a pas de famille. Je veux dire, pas d'enfants.

- Et il n'est pas marié ? insiste Sera.

- Non, pas marié. Pas même fiancé une seule fois. Il... n'a pas aimé la plupart des gens qu'il a rencontré avant moi, avoue-t-elle en rougissant légèrement. Il a quatre ans de moins que moi, et il travaille dans un bureau. Un emploi stable. Quand on sort, il m'emmène au petit restaurent, tu sais, celui qu'on aime bien, dans le quartier plus bas, et au cinéma, ou au parc... on se promène, on parle, et il est tellement gentil...

L'adolescente fixe les mains de sa mère en silence, remarquant qu'elles se sont finalement calmées. Alors elle pose la sienne par-dessus, et dit :

- Je ne sais pas si je suis prête à avoir un parent supplémentaire, mais je crois que tu peux essayer, toi, d'avoir quelqu'un de plus dans ta famille. Moi... d'ici une dizaine d'années, si tout va bien, je ne serais plus à la maison. Qui restera dans la cuisine t'écouter raconter ta journée, à ce moment-là ?

Elle relève la tête, et ferme les yeux avant de voir le visage de sa mère.

Yuka se remémore par ce contact celui de Ryūtarō, avec ses sourires chaleureux et ses expressions parfois farfelues :

« Tu es une mère formidable. Ton poussin a de la chance d'avoir une mère poule pareille ! » ou encore « Travailles dur, je serais là pour t'aider à te vider la tête. Tu verras, ta fille verra tout ce que tu as fait pour elle, en petites étoiles autour d'elle. ».

- Je vais faire mes devoirs.

Elle se lève.

- Prends soin de toi, c'est important, ajoute la collégienne en refermant la porte de sa chambre.

Des jours plus tôt, sa fille lui répondait à grand peine quand elles se croisaient, et elles ne se regardaient plus dans les yeux depuis longtemps. Cet échange soulage la femme d'un grand poids.

Laissant les larmes lui mouiller le visage, Yuka reste assise un moment, émue par la maturité de sa fille, qui, derrière sa porte pleure à grosses larmes, assise contre le panneau. Sera lui en veut tellement, tellement qu'elle pourrait exploser de colère. Elle lui en veut tellement d'aller bien et d'être heureuse tandis qu'elle a peur que les gens ne fassent que la regarder ! Et la voir s'installer devant elle pour lui en parler lui a été tellement douloureux qu'elle en a eu la nausée.

Ce n'est pourtant pas ce qui l'a empêchée d'être totalement sincère avec sa mère : si elle peut être heureuse, et refaire sa vie, elle qui a sacrifié trop pour le bien de son enfant, il faut qu'elle essaie. Il faut qu'elle-même aille au-delà de la peine qui lui creuse le cœur pour l'encourager.

Parce qu'il n'y a rien de pire que d'avoir peur d'avancer, et de n'avoir personne pour se faire pousser vers la bonne direction.

Parce qu'il n'y a rien de pire que d'avoir peur d'avancer, et de n'avoir personne pour se faire pousser vers la bonne direction

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