25.2. Ce qu'elle veut garder en mémoire

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Septembre 3512


Taeko se place devant le miroir, l'esprit combatif. Regarder son image, que ce soit sur une photographie, ou dans un miroir la met de plus en plus mal à l'aise, mais elle se raisonne, et tient bon. Elle n'a pas encore ouvert les yeux, mais lorsqu'elle le fera, il faudra qu'elle s'occupe de son souci le plus rapidement possible. Parce que depuis que la métamorphe a modifié un trait de son visage, et elle ne sait pas exactement lequel, l'ensemble lui semble disharmonieux. En fait, c'est pire que ça. Elle n'a pas l'impression d'être elle-même, avec ce visage.

C'est une impression assez particulière. En dépit de toutes ses transformations, elle n'avait encore jamais ressenti quelque chose du genre. D'habitude, elle a le sentiment de porter la tête de quelqu'un d'autre, pas d'être ce quelqu'un d'autre. Et elle n'ose pas en parler à sa mère, peu importe que ces pensées l'empêchent de dormir.

Elle inspire, expire.

Aujourd'hui, elle s'est surprise à sursauter quand l'un de ses camarades l'a prise en photo. Pourtant, elle les connaît bien. Et ce, depuis plusieurs années. Elle ricane presque. Elle connait tout le monde, au collège.

Taeko ouvre les yeux, se disant qu'elle n'a jamais eu besoin d'avoir peur de se regarder. Et la couleur de ses yeux la fige. Ses cheveux changent de couleur pour virer au noir, et elle comprend à quel point elle a été naïve.

- Quand est-ce-que je me suis regardée dans le miroir pour la dernière fois ?

Aucun de ses traits n'est à elle. Elle ne ressemble ni à l'adolescente des pêle-mêle muraux de sa mère, ni à l'idée qu'elle se faisait d'elle même. Ses yeux sont plus haut, ses sourcils plus épais. Sa mâchoire a-t-elle toujours été aussi pointue ? Elle a l'air de n'avoir que la peau sur les os, les pommettes largement saillantes. Et ses lèvres...

Toutes les tentatives qu'elle a effacées, pour se cacher de ça ses derniers jours lui revient dans la figure comme une mauvaise blague : elle se maquille par métamorphose, se coiffe de la même façon, esquive tous les reflets. « Je sais à quoi je ressemble, quand même ! » a-t-elle encore dit la veille. Le cri de terreur qu'elle a voulut pousser se noie dans sa gorge, et l'étouffe. Paniquée, elle agrippe le rebord de l'évier, se soudant presque à lui pour en tirer la force de rester debout, tandis qu'elle essaie de se ressembler.

Elle passe plusieurs heures dans la salle de bain, à bout de souffle. Il n'y a plus rien autour d'elle de plus important sur le moment qu'elle même. Ni les joints décollés de la douche dont sa mère s'est plainte une semaine avant, ni du bazar qu'elle a fait tomber quelque minutes plus tôt en criant :

- C'est pas vrai ! C'est mon visage ! Le mien ! Pourquoi je ne le retrouve pas ? Pourquoi... ?

Elle modifie chaque partie petit à petit, se trouvant tour à tour trop grosse, trop jeune, trop fine, trop petite, trop vieille...

- J'ai l'air d'avoir passé la semaine sans dormir, se dit-elle en avisant le teint, qu'elle a pâlit un peu, pour être de la même couleur que la carnation de sa main, qui elle, lui semble-t-il, est de la bonne teinte.

Elle la remodifie, et repense tout ce qu'elle peut, remontant l'implantation de ses cheveux, leur texture, leur volume, revenant aux lèvres, trop vides, et à ce sourire, tout sauf naturel qu'elle fait pour essayer de se retrouver...

Elle finit par abandonner, les joues inondées de larmes. Sa mère va bientôt rentrer de sa « soirée avec des amies », et elle ne peut pas la laisser voir ça. Elle n'est plus elle-même. Et c'est terrifiant. Son sweat se mue en gilet à capuche, et elle l'enfile, pour cacher son visage comme elle le peut. Une fois qu'elle est satisfaite de l'image que lui renvoie la plaque de verre, elle en détourne les yeux, et sort, pour s'enfermer dans sa chambre.

Taeko ne bouge de son lit qu'une heure plus tard, ravie qu'une fille de sa classe, Nina, lui propose un cinéma. Elle s'habille avec soin, un grand sourire aux lèvres, et retourne toute son armoire à la recherche de sa deuxième paire de chaussures, trop vieilles pour être encore portées, mais justement assez pour être modifiées sans scrupules par l'alter de l'adolescente.

Les baskets deviennent roses, et les paillettes bleus ou mauves selon la lumière s'accrochent aux lacets. Une dernière touche de gloss tout aussi pailleté sur les lèvres, et... et elle s'arrête soudain.

- Si j'y allais avec cette tête là... est-ce-qu'elles me reconnaitraient ?

Même ses enseignants, ont abandonnés. Lorsqu'ils l'interrogent, ils le font le dos tourné, mal à l'aise de devoir parler à une personne différente tous les jours, mais avec le même nom, ou quand ils doivent la convoquer : c'est toujours sur ses heures de cours, pour qu'ils soient sûrs de savoir où la trouver, c'est-à-dire, à sa place nominative de classe.

Ses yeux dérivent sur le bazar qu'elle a causé, comme une tornade lente, et pourtant si rapide. Elle ramasse ses vêtements uns par uns, comme trop absorbée dans sa tâche pour voir le temps passer.

Son téléphone sonne, et elle décroche, enjouée :

- Oui, allô ?

- Oui, t'es où ? On t'attend ! Y a bientôt plus de places.

Une voix ajoute qu'elle doit lui demander de prendre du pop corn, et Nina rit :

- Tu crois que tu pourrais prendre du pop corn, s'il-te-plaît ? On a fait les magasins avant, et on n'a plus un rond !

- Nina... je ne vais pas pouvoir venir, lâche-t-elle finalement.

- Quoi ? Encore ? T'es pas venue avec nous depuis des lustres ! On ne fait plus rien ensemble, t'es toujours occupée... Je pensais que tu pouvais cette fois, tu as dit oui, tout à l'heure...

- Oui, mais heu...

Elle se racle la gorge :

- Ma mère vient de rentrer, et elle a lancé une séance ménage... j'ai pas pu y couper. Désolée, les filles.

Si elle refuse toujours plus de sorties avec elles, la collégienne sait qu'elles ne seront finalement plus amies. Que ce n'est pas un lien aussi solide que dans les livres, et qu'elle ne les aura pas avec elle toute sa vie. Et pourtant...

- Une autre fois ? propose-t-elle pleine d'espoir.

Nina soupire, et marmonne :

- Ouais, peut-être une autre fois.

Taeko se laisse choir sur son lit, dépitée. « Peut-être », dans la bouche de la célèbre Nina, ça veut dire « plus jamais », mais c'est pas forcément grave, si ?

La bouche tordue par les pleurs qu'elle empêche courageusement de sortir, elle tente de ne pas penser qu'elle vient de perdre les seules amies qui avaient survécu à sa décision de ralentir sur les métamorphoses, comme sa mère, Yuka, lui avait demandé après l'été.

La jeune fille se retient à s'en abîmer la lèvre, mais tient bon.

- Je ne peux pas pleurer pour ça. C'est vraiment trop ridicule. Et peut-être que si je m'excuse et paie le déjeuner demain, ça ira mieux ? Et si je retentais de retravailler mon visage ? Histoire d'être plus reconnaissable ? Oui, on va faire ça. Tout va bien. Je peux garder mes amies.

Elle pousse sur ses jambes pour se relever, et renifle.

- Je peux le faire. Je peux faire mieux. Même si je dois y passer la nuit, je peux le faire.

 Même si je dois y passer la nuit, je peux le faire

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MétamorpheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant