Chapitre 4 : La bringue

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   Je ne vais jamais aux fêtes, habituellement. Un, parce que je ne bois pas – dans la logique des choses. Deux, parce que mon père ne me laisse pas sortir dans ce genre d'endroit. Et trois, parce que je n'aime pas me rendre à des soirées où la majorité des personnes conviées m'est inconnue.

– Ça va être génial ! s'égosille Ava lorsque nous arrivons devant chez Emy.

Je prie pour qu'elle ait raison, mais j'ai beaucoup de mal à partager sa bonne humeur et le même entrain. Ava tient fermement ma main – sentant que l'envie de m'enfuir est proche – et me traîne à l'intérieur de la sublime maison. Je tombe des nues en découvrant qu'il y a un monde de dingue. On est loin de la « petite » fête dont m'a parlé Ava. Avec un peu de chance, je ne verrai pas Jesse de toute la soirée – j'espère.

Nous sommes arrivées il y a quelques minutes seulement et le volume de la musique me donne déjà mal à la tête. Je lutte pour ne pas déguerpir dès à présent maintenant qu'Ava a lâché ma main. Je la suis à travers le salon bondé, où l'on me tend à plusieurs reprises un gobelet rouge que je refuse. Boire est bien la dernière chose que je souhaite faire. Je me retourne pendant un court instant et la seconde d'après Ava a disparu. Je la cherche du regard, mais rien à faire. Il y a beaucoup trop de monde. Alors ça, c'est la meilleure ! Elle me supplie de venir pour ensuite me planter comme une idiote à une fête où je ne connais personne. C'est la dernière fois que je me fais avoir. La dernière.

– Hé, Abby !

Je tourne la tête et aperçois Emy à l'autre bout de la pièce qui me fait signe de la rejoindre. Soulagée de voir enfin un visage connu, je me faufile comme je peux entre la foule de jeunes ambulants, et manque de m'étaler de tout mon long sur le sol en lino.

– Tu t'amuses bien ? me demande-t-elle en me tendant un énième gobelet rouge remplit de vodka ou de je ne sais quelle autre boisson alcoolisée.

– Heu... non merci. Je ne préfère pas.

Emy porte une robe moulante rouge qui s'accorde parfaitement avec la couleur de ses lèvres. Décidément, c'est quoi leur problème avec le rouge ? Je ne l'avais pas encore remarqué mais ses yeux sont eux aussi rouges, injectés de sang. Elle est déjà soûle. En voulant s'asseoir sur le canapé derrière, elle renverse la totalité du gobelet. Je pousse un cri de surprise. Une grande tâche humide inonde le devant de sa belle robe rouge.

– Meerde, marmonne-t-elle en constatant les dégâts.

– Bouge pas. Je vais te chercher de l'eau.

Je l'assois sur le canapé, retire les verres alentours avant qu'elle ne commette d'autres catastrophes, puis me bats pour réussir à atteindre la cuisine. Heureusement, celle-ci n'est pas autant bourrée de monde que le salon. Je me dirige vers l'évier pour remplir un verre d'eau, et attrape une serviette en papier pour l'humecter. Alors que je repars vers le salon, je croise Jared. Il est accoudé au bar, en pleine discussion avec un garçon. Si je pouvais me cacher, je le ferais sur-le-champ mais il me voit avant que j'aie le temps d'y songer sérieusement.

Il s'approche de moi.

– Comme on se retrouve, Abby.

Mon nom sonne mélodieux dans sa bouche.

– Alors... toi aussi, tu as été invité ?

Tu ne pouvais pas trouver mieux ?

– Apparemment.

Il articule chaque syllabe, comme s'il s'adressait à une demeurée. La conversation semble impossible entre nous deux. Je n'arrive pas à m'exprimer comme une personne normale. Lui, doit se poser pas mal de questions quant à mon intellect.

– Tu ne vas pas te sauver, cette fois ? Tu vas finir par me vexer sinon, dit-il d'un ton brusque.

J'ébauche un sourire nerveux. En réalité, Emy attend toujours que je lui apporte de l'eau mais je doute qu'elle soit assez sobre pour s'en soucier.

– Excuse-moi. C'était... pathétique de réagir comme ça, je bredouille en ramenant une mèche de cheveux derrière mon oreille.

Ça, tu peux le dire.

– Comment ça va... avec Jesse ?

– Pourquoi ça t'intéresse tant ?

– Sujet délicat, grommelle-t-il en faisant mine de ne pas vouloir s'aventurer davantage sur ce terrain-là.

Une fois de plus, je cède à la paranoïa. J'ai l'impression qu'il se force à faire la conversation avec moi. Il est vrai que ça ne doit pas être une mince affaire, je suis tellement peu bavarde. Il me faut impérativement développer ma capacité à diriger une conversation banale, au lieu de dévisager Jared comme ça à tout bout de champ. C'est d'ailleurs en le guignant que je m'aperçois qu'il me contemple avec un air de frustration inexplicable.

– Quoi ? fais-je.

– Quoi, quoi ?

– Pourquoi tu me regardes comme ça ?

Il fronce des sourcils, hostile.

– Parce que tu es jolie dans ta robe. Et j'aime regarder les gens beaux. Alors je ne vois pas pourquoi je m'empêcherais ce plaisir, dit-il sèchement en guise d'explication.

Je m'empourpre, profondément surprise du culot dont il fait preuve. Ça a au moins le mérite d'être clair et honnête. Le visage de Jared se radoucit et il s'approche un peu plus de moi. Je me force à le regarder droit dans les yeux mais leur intensité m'en empêche. Son visage m'obsède tellement que je dois m'interdire de le contempler. C'est la première fois que j'éprouve de l'intérêt – à la limite de l'obsession – envers un garçon.

– À quoi tu penses ? m'interroge-t-il d'une voix douce.

À toi.

– Rien d'intéressant.

Il ouvre la bouche pour ajouter quelque chose mais un éclat de verre l'interrompt net. Je me dirige instinctivement vers l'origine du raffut et découvre avec horreur Jesse.

– Putain, mais lâchez-moi ! braille-t-il aux quelques personnes autour de lui.

Il est affalé contre le mur, ivre mort. Il se penche brusquement en avant et se met à vomir. J'ai un haut-le-cœur en le voyant ainsi. Incapable d'assister plus longtemps à cette scène sans intervenir, j'avance prudemment vers lui.

– Relève-toi, Jesse je lui dicte en me mettant à sa hauteur pour qu'il m'entende.

Lorsqu'il prend conscience de ma présence, il me regarde de ses yeux voilés.

– Ab... Abby.

Il a la voix pâteuse. Hésitante, je passe mon bras autour de sa taille pour l'aider à se relever.

– Appuie-toi sur moi, je lui intime.

– Non... non ! Casse-toi, je veux pas te voir ! hurle-t-il de plus belle.

Je fais un pas en arrière, abasourdie par ses propos. Sa colère contre moi est sans doute légitime. Je suis idiote d'avoir pensé qu'il accepterait mon aide. Retenant mes larmes, je retourne dans le salon chercher Ava pour m'en aller de cette foutue soirée. Sans grande surprise, elle reste introuvable et Dieu sait ce qu'elle doit être en train de faire. Exaspérée, je pousse les gens sur mon passage, déterminée à l'idée de partir d'ici le plus vite possible – même seule.

Chaque seconde qui s'écoule me fait regretter un peu plus d'être venue.

À corps perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant