Chapitre 40 : Sauce tomate

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- Quoi ?!

Les étudiants dans la bibliothèque se tournent vers Maia et moi, le regard meurtrier, en nous faisant signe de nous taire.

- Moins fort, je la supplie. On va se faire renvoyer sinon.

- Tu m'en demandes beaucoup trop, Abby, poursuit-elle mais plus silencieusement cette fois. Il suffit que j'aie le dos tourné pour que tu te jettes entre les griffes de Jared.

Je lève les yeux au ciel et me replonge dans Les Hauts de Hurlevent. J'aurais mieux fait de tenir ma langue, et de choisir un endroit plus approprié pour lui raconter mes derniers jours de vacances. Cela dit... Maia n'a pas tort à propos de Jared. La preuve : une semaine est passée depuis que nous sommes allés au cinéma, et je suis toujours sur un petit nuage.

- Je vais être honnête avec toi : votre relation est tordue. Primo, tu affirmes que vous êtes amis et une heure après vous vous embrassez. Secundo, vous vous ignorez pendant plusieurs semaines - sans réelle raison - pour finalement atterrir dans le même lit, énumère-t-elle sur ses doigts. Et maintenant j'apprends qu'il t'invite à sortir. Tu es obligée d'admettre que c'est tordu. Même un tout petit peu.

C'est vrai que dit comme ça...

- Tu exagères. Il est... différent depuis quelques temps.

- Ah oui ? Développe un peu, ça m'intrigue, s'étonne-t-elle en se penchant vers moi.

Comment lui résumer la situation sans paraître trop fleur bleue ?

- Ça va te paraître dingue mais il a été particulièrement gentil, ces derniers jours. Et drôle, aussi. Il n'est pas aussi mauvais que tout le monde voudrait le croire.

Elle se met à pouffer.

- Pourquoi tu ris ? fais-je d'un ton sec.

- Tu parles de lui comme si tu étais amoureuse.

Je me raidis.

- N'importe quoi, je démens en secouant vigoureusement la tête. Je ne... non... c'est faux, et tu le sais bien !

- OK, OK ! Mais, s'il te plaît, reste vigilante. Il s'agit de Jared Parks, ne l'oublie pas.

Comment pourrais-je l'oublier ? Pourtant nous ne nous sommes jamais aussi bien entendus qu'en ce moment et je veux croire que cela va continuer. Grâce à lui, mes vacances de Noël n'ont pas été désastreuses jusqu'au bout et se sont même plutôt bien terminées - ce qui n'était pas gagné d'avance.

- Je meurs de faim, dis-je pour passer à autre chose. On va à la cafétéria ?

Maia répond d'un hochement de tête et referme ses livres.

***

Tandis que les étudiants arrivent en grand nombre vers la cafétéria, nous remplissons notre plateau et allons nous asseoir côte à côte au bout d'une table bondée par quelques membres de l'équipe de foot - à en juger par leurs blousons. Je reconnais presque instantanément certains d'entre eux en me souvenant les avoir croisés au café avec Jared, mais aucun ne remarque ma présence.

- Salut, les filles, lance soudain une voix.

Maia et moi nous retournons à l'unissons. Dylan embrasse mon amie sur la joue et se joint à notre table, doublé par Jared. C'est ainsi que celui-ci se retrouve en face de moi. Il porte un jean est un sweat à capuche gris. Une tenue des plus banales. Et pourtant il ne cesse de m'en mettre plein la vue.

Je continue mon repas comme si de rien n'était et fais de mon mieux pour l'ignorer le plus longtemps possible - redoutant le contact visuel - mais quand je lève les yeux, il me regarde.

- Tu as de la sauce, juste là, me signale-t-il avec son doigt.

Pitié ! Je pique un fard, et m'empare brusquement de ma serviette en papier.

- C'est bon ? C'est parti ? je demande en m'empourprant encore plus.

Il sourit, amusé.

- Attends, laisse-moi faire.

Comme si la situation n'était déjà pas assez gênante, il faut en plus que ce soit lui qui essuie la trace de tomate, ou de je-ne-sais-quelle-autre-sauce, sur mon visage. Je suis incapable de manger proprement devant lui. La honte. Maia, qui a assistée à toute la scène, nous regarde à tour de rôle avec de grands yeux, puis échange un regard avec Dylan, attendant une réaction de sa part. Mais ce dernier ne fait que hausser les épaules, et entame une conversation à propos de leurs projets pour le week-end à venir.

Je me pince en réalisant que mon regard est braqué sur les lèvres de mon voisin d'en face. Je baisse la tête sur mon assiette et essaye de calmer mon rythme cardiaque.

- Tu en penses quoi, Abby ?

Maia interrompt mes fantasmes.

- Hein ?

- Ça te dit de venir à la soirée du nouvel an avec nous ? répète-t-elle.

- Je pense que ce serait cool qu'on y aille tous les quatre ! intervient Dylan en souriant.

Ouh là !

- Heu... je vais y réfléchir.

- Elle n'a rien à faire là-bas, réplique tout à coup Jared, acide. On a vu ce que ça a donné, l'autre fois.

Je le fixe, interloquée. Une partie de moi le remercie de m'épargner une fête dans laquelle je ne me serais pas senti à ma place, mais l'autre se sent rejetée, mise de côté. Sans que je puisse le contrôler, la déception me submerge. Et ça, ça fait plus de mal que prévu.

- Non mais je rêve ? s'emporte Maia en le menaçant du regard. De quel droit tu...

- Il a raison, je l'arrête d'un ton ferme. Je n'ai rien à faire dans une fraternité.

Un long silence s'instaure, frôlant le ridicule.

- Mon cours de littérature va bientôt commencer, j'annonce platement. Il vaut mieux que j'y aille.

- Je t'accompagne, décrète Maia en se levant de sa chaise.

Je secoue la tête.

- C'est pas la peine.

Elle fronce les sourcils, vexée.

- Tu n'as pas terminé ton déjeuner.

Avant qu'elle n'objecte, j'attrape mon sac et m'éjecte rapidement de la cafétéria tout en ayant conscience de leurs regards qui me vrillent le dos.

À corps perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant