Chapitre 36 : Tête à tête

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Retourner à la fac est une délivrance. Le soulagement qui m'envahit est indescriptible, à tel point que j'ai envie de me mettre à danser et à chanter. Ça me fait sourire. Je marche à l'ombre des arbres robustes, ma valise dans une main, savourant le chemin jusqu'à la résidence. Le campus est désert comparé à d'habitude, ce qui est loin d'être désagréable.

En arrivant devant la chambre, j'attrape ma clé dans mon sac, déverrouille la porte et entre. Maia est partie rejoindre sa famille pour les fêtes et ne revient que la veille de la reprise des cours. Je vais donc passer les prochains jours seule - une perspective que je trouve nettement moins réjouissante.

Néanmoins, je ne vois pas le temps passer. Une fois ma valise vidée et mes affaires rangées, je file prendre une douche bien fraîche pour me nettoyer de la crasse accumulée pendant le voyage. Ensuite je me glisse dans mon lit, lessivée, et lance un film au hasard sur Netflix. C'est seulement en fin d'après-midi - vers dix-huit heures - que je me force à prendre un peu l'air. À moitié endormie, je me lève pour enfiler un vieux sweat et ma paire de converse. Mes cheveux sont remontés n'importe comment - en pétard -, je les détache pour me faire un chignon légèrement plus ordonné. En vain. De crainte de changer d'avis sur ma coiffure, je m'empresse de quitter la chambre.

La première chose - ou plutôt, personne - que je vois en sortant, c'est Jared. Il est assis dans l'herbe, une balle de base-ball entre les mains, en train de discuter avec Dylan.

Ce serait mentir de dire que je n'ai pas envie de le rejoindre et de lui parler. Car j'en ai envie. Mais je redoute sa réaction. Alors je reste plantée là, en bas des marches de l'immeuble, à seulement quelques mètres d'eux. Immobile. C'est seulement lorsque Jared tourne la tête vers moi que je retrouve l'usage de mes pieds. J'ignore s'il m'a vue mais, dans tous les cas, je leur tourne le dos et fais demi-tour, tête et épaules baissées. À cet instant, je regrette qu'il n'y ait pas une foule d'étudiants dans laquelle j'aurais pu me fondre.

- Hé, Abby !

Je me fige, puis jette un œil dans sa direction. Jared traverse la pelouse en courant et s'arrête net devant moi.

Je cligne des yeux, jouant l'étonnée. Mon jeu d'actrice doit sûrement laisser à désirer...

- Salut.

Je suis certaine d'avoir l'air d'une andouille.

- Tu es de retour, dit-il en m'adressant un sourire éblouissant.

- Oui, je suis arrivée ce matin.

Et ma vie peut enfin reprendre son court normal, je pense.

- Ça te dit de venir boire un café, avec moi ?

Je manque de m'étouffer. Est-ce qu'il vient réellement de me proposer de prendre un café ? Avec lui ? Là, maintenant ? Moi qui pensais qu'il serait contrarié ou qu'il m'en voudrait. Peut-être que je me suis trompée.

- Oui, enfin, je veux dire... pourquoi pas.

Me prendre au dépourvu l'amuse. Nous nous mettons en route et je sens une vague d'embarras se former. Enfin, moi, je suis gênée. Je ne sais pas à quoi m'attendre. Allons-nous être francs et briser une bonne fois pour toutes le mur qui nous fait barrage ? Je n'en sais strictement rien, mais je l'espère.

Le café est bondé - malgré la période des fêtes. Je pensais me retrouver dans un endroit calme où nous pourrions discuter tranquillement, c'est raté.

Jared choisit une table dans un coin, à l'écart des groupes d'étudiants et commande deux cafés. Lorsque la serveuse revient avec nos boissons, je me jette dessus et me brûle la langue - ce qui bien entendu déclenche la moquerie de Jared. Si son rire n'était pas aussi envoûtant, je me serais probablement fâchée.

- Alors, tu as passé un bon moment chez tes parents ? s'enquiert-il.

- Je n'irais pas jusqu'à dire que j'ai passé un « bon moment » chez eux. Disons plutôt que j'ai tenu le coup.

Ma réponse jette un froid. Je joue un moment avec les mèches de cheveux qui me tombent devant le visage.

- J'ai beaucoup réfléchi à ce que tu as dit l'autre jour, quand je t'ai accompagnée à l'aéroport, enchaîne-t-il. Est-ce que... tu penses vraiment que je suis un connard ?

Je relève la tête. Il me regarde droit dans les yeux.

- Je croyais que l'avis des autres t'était égal.

- C'est le cas. Mais pas le tien. Ton avis m'importe beaucoup plus que tu ne le penses. (Il marque une pause, l'air hésitant.) Je ne veux pas que tu aies cette opinion de moi.

Pourquoi mon avis compterait-il plus que celui des autres ? Plus que celui de Zoey ?

Je soupire.

- Non, tu n'es pas un connard. Même s'il t'arrive de dépasser les bornes.

Il me fait un grand sourire avant de boire une gorgée de son café.

- Je ne pensais pas ce que j'ai dit, j'ajoute en tapant nerveusement du pied. C'était... bête, désolée.

Sans réfléchir, je tends la main et effleure ses doigts croisés. Il les retire aussitôt, et je me renfrogne.

Qu'est-ce qui t'a pris de le toucher ?

- Ne fais pas ça, Abby.

La souffrance dans sa voix me fait frissonner. On dirait presque qu'il me supplie.

- Pourquoi ?

Ma question semble avoir ébranlé son assurance que je pensais invincible.

- Il vaut mieux que tu ne le saches pas.

- Mes questions te dérangent.

- Oui, avoue-t-il en plissant le nez, mais je veux bien faire un effort et y répondre. À la seule condition que je t'en pose en retour.

C'était prévisible. Je me force à ne pas sourire. Sans succès. Suis-je prête à le laisser pénétrer dans mon monde ? Une minute de réflexion me suffit pour être certaine de ce que je veux. J'ai envie de le connaître, entièrement. Même si cela suppose que je dois m'ouvrir à lui.

- Marché conclu, je déclare. Et je précise qu'il est interdit d'éluder.

Il lève un sourcil, visiblement confus. Il ne s'attendait pas à ce que j'accepte aussi facilement.

- Très bien. À toi l'honneur.

Je déglutis. Ce petit jeu entre nous m'effraie, mais il a quelque chose d'excitant.

À corps perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant