Chapitre 35 : Joyeux Noël

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L'agitation et l'anxiété ne me quittent pas. Tout s'est exactement déroulé selon mes prédictions. Mon père s'est montré courtois, presque gentil, comme après chaque excès de colère. Ma mère a fait de son mieux pour paraître joyeuse et ne s'est pas plainte une seule fois de ses mains qui, je le voyais bien, la faisaient souffrir. Et enfin, nous n'avons jamais reparlé de cet accident - ni les jours qui ont suivis d'ailleurs. C'est comme s'il ne s'était rien passé. C'est comme si on avait volontairement omis ce qui s'est produit dans la cuisine. Dorénavant, le souvenir de cet événement s'ajoute à la longue liste des secrets à passer sous silence.

Je ne redoute plus qu'une seule et unique chose : le réveillon de Noël. Pour certains, cette période est la meilleure de l'année. Pour moi, c'est tout le contraire. Si j'avais la possibilité d'y échapper comme je suis parvenue à le faire pour Thanksgiving, c'est sans aucune once d'hésitation que je le ferais.

Revoir ma famille au complet - ou presque - est un supplice que je préférerais éviter. Petite, je ne réalisais pas encore que ce jour dans l'année allait devenir une supercherie, une mascarade montée de toute pièce par ma propre famille. Je l'ai enfin compris lorsque Tante Kristen a cessé de venir.

Noël s'est alors transformé en un véritable calvaire. Mais pas uniquement pour moi. Pour tout le monde, aussi. Personne, et je dis bien personne, n'a envie de supporter des visages faussement enjoués et des discussions vides de sens. Et c'est tout à fait compréhensible. Pourtant, cela ne nous empêche pas de continuer, chaque année, à célébrer Noël. J'imagine que c'est pour faire plaisir aux enfants, sans ça il y a bien longtemps que nous ne nous serions plus vus.

L'ironie dans tout ça, c'est que j'ignore les raisons qui ont divisées ma famille, et mes parents ont toujours refusé de me les révéler. Ce qui est certain, c'est qu'un immense fossé s'est creusé avec le temps et qu'il est désormais impossible de nous réunir.

Et maintenant, me voici à table, entourée par mes oncles, mes grands-parents et mes cousins, cousines. Comme je m'y attendais, ce réveillon ne diffère pas des précédents. Mon père est souriant, mais je vois bien qu'il use d'un énorme effort pour y parvenir, et ma mère passe son temps à faire des allers-retours entre la cuisine et la salle à manger pour servir les différents plats. Quant à moi, je mange en silence - faisant tout mon possible pour ne pas me faire remarquer. Je préfère rester en dehors des conversations remplies d'hypocrisie qui me donnent un énorme mal de tête.

Profitant de ma totale transparence, je décide de m'échapper discrètement de la table pour me rafraîchir aux toilettes. Au passage, je récupère mon téléphone et voit que j'ai un message de Maia.

Joyeux Noël, Abby !

Je souris en lisant le message puis lui envoie une réponse similaire. Ce petit texto anodin me fait aussitôt penser à Jared. J'ai réussi à le faire sortir de mon esprit pendant quelques jours mais à présent je me pose un milliard de questions. Est-ce que son réveillon de Noël se passe mieux que le mien ? Est-il en colère contre moi... ? Bien sûr, il aurait toutes les raisons de l'être après ce que je lui ai dit à l'aéroport. Je soupire en y repensant. Encore une fois j'ai agi sur un coup de tête, sans prendre le temps de raisonner. J'ai voulu me donner l'air cool, et c'était parfaitement débile. Je suis débile.

La tête pleine de mauvaises pensées, je retourne m'asseoir à table en ne laissant transparaître aucun signe d'énervement ni de quelconque trouble sur mon visage.

Quand vient l'heure d'ouvrir les cadeaux, Paul trépigne d'impatience et sautille dans tous les sens. Le voir aussi joyeux suffit à me rendre le sourire. Je l'embrasse sur les deux joues puis lui susurre à l'oreille :

- Joyeux Noël, p'tit bonhomme.

***

- Tu es sûre que tu n'as rien oublié ? demande ma mère, juste avant de me laisser monter dans l'avion.

- Absolument sûre.

Elle sourit puis fouille dans son sac à main avant d'en sortir une enveloppe. Je lui lance un regard interrogateur.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Ouvre-la, dit-elle simplement en me la tendant.

Pleine de curiosité, je m'exécute et découvre un chèque d'une somme élevée - très élevée.

- Il est temps que tu aies ta propre voiture, tu ne crois pas ?

Je la fixe, bouche bée, me demandant s'il s'agit d'une plaisanterie.

- Waouh, c'est... beaucoup trop ! Papa est au courant ?

Ma mère se mordille brièvement la lèvre inférieure. Quelque chose me dit que non. Du moins, pas pour le moment.

- Tu le mérites, c'est tout ce qui compte.

- Merci, maman.

Je viens me blottir dans ses bras et reste serrée contre elle, le temps de ravaler mes larmes. Ne pleure pas, je me répète.

- Tu sais que la maison te reste ouverte, chuchote-t-elle. Peu importe ce que ton père a dit à ce sujet-là.

Son regard trahit cependant sa promesse. Nous savons très bien toutes les deux que mon père serait capable de tout pour m'empêcher de remettre un pied chez lui. Et peut-être que c'est mieux comme ça.

- Prends soin de toi, ma chérie.

- Toi aussi. Je t'aime, maman.

Lui dire au revoir m'arrache le cœur. J'ai l'impression de l'abandonner, encore une fois. De la laisser dans une cage.

Je suis égoïste.

Ma mère affiche un pâle sourire. Un sourire pas très convaincant. Puis elle s'en va.

Je me réconforte en sachant que d'ici peu, je serai à Stanford, où je retrouverai ma chambre, mes livres...

... et Jared, souffle une petite voix.

Mon cœur bat fort lorsque l'avion décolle et qu'il s'éloigne de Kansas City. Je ferme les yeux dans l'espoir de m'assoupir. Tout ce que je veux, c'est me déconnecter quelques heures.

À corps perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant