Chapitre 14 : La reine des ragots

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Encore étourdie par les vingt minutes passées avec Jared, je franchis la porte en tâchant de contrôler ma respiration. La salle de littérature est déjà bien remplie et c'est en gardant les yeux baissés sur le sol que je me rends à ma place habituelle – à savoir au fond.

   Pendant que M. Williams démarre sa passionnante analyse de Jane Eyre, je passe en revue les différents scénarios de mes rencontres avec Jared depuis la rentrée. Ils ont l'air de sortir tout droit d'un de mes romans à l'eau de rose pour adolescente mélodramatique. Je dois me mettre dans le crâne – une bonne fois pour toute – qu'il ne se passera absolument rien entre lui et moi. Peu importe qu'il me fasse perdre tous mes moyens et que la seule à laquelle je pense est son visage penché sur le mien...

   Abby !

   Je chasse immédiatement cette vision de mon esprit. Je dois me rendre à l'évidence que je ne suis pas faite pour lui, et inversement.

–      Salut ! claironne soudain une voix masculine en s'installant sur le siège vide à côté de moi.

   Je relève ma tête et reconnais le garçon blond de la bibliothèque.

–      Aiden, se présente-t-il avant même que je réagisse. Tu te souviens de moi, à la bibliothèque ? Ça fait plusieurs jours que j'hésite à venir m'asseoir à côté de toi... pourquoi tu te mets toujours au fond ?

  Surprise par sa vitalité, je le dévisage une bonne minute avant de répondre.

–      Oh, heu... c'est une vieille habitude.

–      C'est vrai qu'on est bien au fond, dit-il en me lançant un sourire amusé.

   Je le lui renvoie automatiquement.

–      Tu es originaire de Californie ?

–      Du Missouri, je rectifie gentiment.

   Nous bavardons jusqu'à la fin du cours sans nous faire prendre par M. Williams. J'apprends qu'il vient de Louisiane et que, comme moi, il a un petit frère et une petite sœur. Me parler de sa vie a l'air tellement simple et naturel – j'aimerais en dire autant. Aiden est gentil, et horriblement bavard. Mais je l'écoute d'une oreille attentive.

   Dans le couloir, nous poursuivons notre discussion à propos de ce qu'était notre vie avant l'université. Aiden l'alimente principalement, ce qui m'arrange dans un sens. Je ne préfère pas m'étaler sur ce sujet qui – en réalité – me met extrêmement mal à l'aise. Je déteste parler de ma famille.

–      Sinon... tu viens à la fête de fraternité, samedi soir ? finit-il par demander.

   Cette proposition déclenche une bouffée de terreur pure, et le souvenir de ma dernière soirée en Floride me revient en mémoire. Un long frisson secoue mon corps.

   Je secoue énergiquement la tête, et son visage s'affaisse.

–      Pourquoi ?

   Je me mords la lèvre.

–      Parce que... c'est pas mon truc.

–      Oh... je vois. Dommage, j'aurais aimé que tu m'accompagnes, je ne connais pas grand monde.

–      Tu t'en sortiras très bien sans moi, je lui assure en posant la main sur son épaule.

   Mon geste me surprend mais Aiden semble l'apprécier.

–      Merde ! Je vais louper le début de mon option, s'écrie-t-il d'un coup l'air paniqué. On se voit demain ?

   Je hoche la tête en guise de réponse. Aiden m'adresse un dernier sourire puis fonce dans le couloir, bousculant au passage un groupe de filles. Juste avant de disparaître, il se retourne et agite la main.

–      C'est à toi qu'il fait signe ?

   La voix de Maia me fait sursauter, je ne l'ai même pas vu arriver.

   Haussant les épaules, je continue d'avancer en ignorant Aiden.

–      Sinon... comment s'est passé ton rencard ? je l'interroge pour faire distraction.

   Elle se met à grimacer.

–      Horrible ! avoue-t-elle en plissant le nez. On était tendus comme des strings... tu aurais dû voir ça. Enfin, parle-moi plutôt de toi !

–      Comment ça ?

–      Bah... avec qui tu as mangé ce midi ?

   Un instant, j'envisage de lui dire la vérité.

–      Non, en fait, ne me dis rien ! s'exclame-t-elle en mettant sa main devant ma bouche. J'ai entendu dire que tu as mangé avec Jared Parks... Vrai ?

–      Heu...

   Impossible de nier.

–      ... vrai, finis-je par reconnaître lamentablement d'une petite voix. J'ai mangé avec Jared Parks.

–      Sale petite cachottière !

   Sans prévenir, elle saisit mon bras et m'entraîne dans un coin isolé.

–      Donne-moi tous les détails ! m'ordonne-t-elle.

–      Qu'est-ce que tu veux savoir ?

–      Comment vous vous êtes rencontrés ?

–      En fait... on s'est rencontrés en vacances, cet été.

   L'expression ahurie de mon amie me fait perdre mes moyens.

–      J'y crois pas ! Pendant tout ce temps tu as fait comme si de rien n'était alors que... argh ! Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

–      Il ne s'est rien passé. Ça n'a aucune importance.

–      Bien sûr que si, ça en a ! proteste-t-elle.

   Je garde le silence, m'arrangeant pour ne pas lui donner des détails que je juge inutiles. Cette discussion prend un tournant auquel je ne me suis pas préparée et je veux à tout prix l'éviter. Cependant, l'air réprobateur qu'elle me lance me fait comprendre que je n'en aurais pas l'occasion.

–      Très bien, je souffle en levant les yeux au ciel, on s'est embrassés.

   Elle me toise d'un air sceptique.

–      Sérieusement ?

   J'opine sans oser la regarder.

–      Bon sang, Abby ! objecte-t-elle d'un ton agacé. Tu as embrassé Jared Parks et tu me dis qu'il ne s'est rien passé ?

   Je pousse un long soupir. Par où commencer ?

–      Est-ce que vous vous êtes reparlés après ça, au moins ? insiste-t-elle, incapable de refréner sa curiosité.

   Je fais non de la tête en jouant l'indifférence.

–      Sa pseudo copine est au courant ?

–      Non, je murmure d'une voix à peine audible.

–      Oh... et il compte lui dire ?

   Je hausse les épaules. Au fond, je connais très bien la réponse. Celle-ci s'affiche en caractère gras dans mon cerveau : non. Jamais il n'en dira un mot à Zoey, à moins d'être complètement stupide, ce dont je doute fort.

   Le reste de la journée s'écoule à une lenteur épouvantable, mais je supporte. À la fin des cours, je retrouve à nouveau Maia et constate qu'elle ne s'est toujours pas dépourvue de sa vilaine curiosité. Cette fois ci, elle me bombarde de questions à propos de mon déjeuner en tête-à-tête avec Jared, ne me laissant aucune minute de répit. Je me force à répondre de la manière la plus franche qui soit, bien que j'aie beaucoup de mal à ne pas omettre volontairement certaines informations. Étrangement, mon « histoire » avec Jared semble la captiver, voire la séduire presque autant que moi.

   En rentrant, je m'arrange pour l'égarer à la bibliothèque et ainsi avoir la chambre pour moi seule. Je m'installe machinalement à mon bureau et me mets directement à faire mes devoirs. Une fois mon travail terminé, j'ôte mes vêtements contre mon éternel pyjama troué et me glisse dans mon lit.

   Ce soir-là, je m'endors rapidement, épuisée émotionnellement.

À corps perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant