Chapitre 19 : Ruminations

3 0 0
                                    

–      Mademoiselle Colins ?

   Aiden me donne un coup sec entre les côtes. Je relève brusquement ma tête de la table où je me suis assoupie. Quelques rires fusent dans la salle, me ramenant immédiatement à la réalité.

   Il fallait bien que ça arrive...

–      Vous avez l'air particulièrement attentive à notre analyse de Jane Eyre, dit M. Williams, un sourire hypocrite aux lèvres. Je suis curieux de connaître la vôtre au sujet de l'amour entre Jane et Edward.

   Mon cerveau endormit met quelques secondes à comprendre la phrase qui m'est adressée.

–      Eh bien, c'est... c'est un amour transgressif, voire destructeur. Il est incontrôlable, tumultueux. C'est d'ailleurs pour ça que Jane est sans cesse confrontée à l'illusion d'un amour impossible entre elle et M. Rochester.

   Toutes les têtes se tournent vers moi, bouche bée. M. Williams se contente de hocher la tête, puis me fixe derrière ses lunettes rondes.

–      Vous avez de la chance, Mademoiselle Collins, beaucoup de chance. Cependant, si vous tenez réellement à assister à mes cours, il va falloir garder vos siestes pour plus tard.

–      Oui, Monsieur. Excusez-moi.

   Je passe le reste du cours à me pincer pour rester pleinement éveillée tant le sommeil me rattrape. En définitive, j'aurais mieux de rester au lit. Pour cause, ma crédibilité auprès de M. Williams va être difficilement surmontable.

–      Tu es sûre que ça va ? me souffle pour la énième fois Aiden.

   J'ai beau lui répéter mille fois que tout va bien, il n'en croit pas un mot. Moi non plus.

–      J'ai très mal dormi.

–      Tu as l'air... ailleurs.

   Le nez collé à mon cahier, je prends minutieusement des notes et tâchant d'ignorer sa remarque.

–      Je te l'ai dit : je dors mal. C'est tout, finis-je par rétorquer sèchement.

   Un peu trop. Aussitôt, je ressens un élan de culpabilité pour lui avoir répondu sur ce ton. Après tout, il n'y est pour rien si Jared et le manque évident de sommeil ont épuisé mes réserves de patience pour la journée. Je suis exactement en train de faire ce que Jared a pour habitude de faire endurer aux personnes qui l'entourent. C'est-à-dire : passer ses nerfs sur les autres.

–      Au fait, comment c'était la fête de fraternité samedi soir ? dis-je lorsque le cours touche à sa fin, espérant bien me faire pardonner mon attitude effrontée.

   Son visage s'illumine par un immense sourire, faisant ressortir ses adorables fossettes. Mission réussie.

–      Génial ! Tu aurais vraiment dû venir, je suis sûr que tu te serais amusée.

   J'en doute.

–      En plus, il y a eu une grosse embrouille. Il me semble que c'était entre une seconde année et son mec, Jordan, ou... Jaron.

–      Jared, je le corrige sans même m'en rendre compte.

   Aiden fronce les sourcils, ça lui donne un air sévère.

–      Oui, c'est ça. (Il s'interrompt brusquement.) Tu le connais ?

–      Pas vraiment, je démens en évitant de croiser son regard. J'ai juste entendu parler de lui.

   Qu'est-ce qui te prend de mentir ?

–      Bref, une bonne partie du campus a assisté à leur scène de rupture. C'était vraiment... explosif, continue-t-il.

–      Explosif ?

–      Ils avaient déjà bien bu, alors je te laisse imaginer la scène. Ils se sont mis à s'insulter de tous les noms, et puis le mec, Jared, a commencé à péter un plomb. Avec une bande de potes on a été obligé de le sortir. Je n'avais encore jamais assisté à ça...

   Je reste muette à l'entente de son histoire. C'est donc pour ça que je l'ai croisé ce soir-là !

–      Ce mec a l'air d'un vrai taré, poursuit-il en s'attardant auprès de moi au lieu de gagner son cours.

   Je me contente de hocher la tête en guise de réponse. Mais je n'en pense pas moins. Aiden ne le connaît pas. Il n'a pas le droit de le juger seulement parce qu'il s'est emporté.

   Arrête de prendre sa défense, Abby.

   Mais qu'en est-il de moi ? Est-ce que je le connais suffisamment bien pour affirmer qu'il n'est pas un taré ?

–      Je dois filer. Rentre te reposer, tu en as bien besoin, dit Aiden en me donnant une petite tape amicale sur l'épaule.

   En rentrant, j'ai la mauvaise surprise de découvrir que je suis seule. Maia finit dans deux heures. C'est encore trop long. Je balance mon sac dans un coin de la pièce et m'étale sur mon lit, mais la fatigue s'est évaporée, comme par magie.

   « On ne peut pas continuer à se parler. »

   Les mots de Jared ne cessent de tourner en boucle depuis ce midi. Qu'entend-il exactement par-là ? Y a-t-il une raison particulière qui l'empêche de me parler ? Ou bien, peut-être qu'il n'en a pas envie. Dans ce cas-ci, il a dû avoir pitié de moi et a préféré reformuler le fond de sa pensée de façon gentille et bienveillante. Non, je doute fortement que ce soit le cas. Il n'est pas du genre à mâcher ses mots, bien au contraire. La franchise est certainement l'une de ses plus grandes qualités – hormis lorsqu'il ne joue pas au mauvais garçon mystérieux.

   Une chose est certaine. C'est mieux pour lui. Mais pas pour moi.

   « On ne peut pas continuer à se parler. »

   Même si je refuse de l'admettre à haute voix, je suis blessée. En fait, j'ai le sentiment qu'il me lacère le cœur. Et c'est loin d'être agréable.

   « On ne peut pas continuer à se parler. »

   Je veux à tout prix les faire taire, pour de bon. Pour ça, je ne vois qu'une seule et unique solution. J'ai besoin de me défouler, d'extérioriser toute ma colère. Alors je me lève d'un bond et enfile ma tenue de footing.

À corps perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant