Chapitre 33 : Coup porté

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- À table ! appelle ma mère depuis le bas de l'escalier.

Je lâche le roman dans lequel je suis plongée depuis maintenant plusieurs heures et le dissimule sous le matelas du lit. Une fois certaine de l'emplacement et de la sûreté de ma cachette, je me précipite dans la salle à manger, où me parvient le bruit de la vaisselle que l'on pose sur la table. Celle-ci est décorée d'une longue nappe blanche, et une variété de plats en occupe le centre. Je prends place à côté d'Eïleen et, une fois tout le monde assis, remplis mon assiette d'une petite part de tourte au poulet. Malgré l'odeur alléchante que dégage le reste des mets, je sens que mon estomac n'est pas prêt à recevoir une grosse quantité de nourriture.

L'atmosphère est chargée d'électricité. On pourrait facilement croire que ma seule présence en est à l'origine, mais je sais que ce n'est pas le cas. Le silence domine cette maison, depuis toujours. Personne ne prononce un mot. Pas même Paul qui adore babiller pour un rien. Les heures de repas sont essentiellement alimentées par des bruits de mastication, par le crissement des assiettes sous les couverts, et par le tintement des verres. Comment, Diable, ai-je fait pour survivre à cette ambiance et aux fluctuations d'humeur extrêmes de mon père durant toutes ces années ?

- Dis, c'est comment Stanford, Abby ? C'est grand ? demande Eïleen.

Je termine rapidement ma bouchée pour lui répondre tout en m'efforçant de ne pas penser à ses yeux qui m'épient.

- Immense ! Il m'arrive encore de me perdre..., j'avoue un peu honteuse.

Elle glousse, puis ajoute :

- Et tu as déjà été dans une sororité ?

Le morceau de viande que j'avale se coince dans ma gorge, me faisant tousser, et mon père lâche sa fourchette dans son assiette. Cette fois, il m'est impossible d'ignorer son regard noir sur moi. Il me transperce presque. Eïleen s'agite nerveusement sur sa chaise, comprenant que ce n'était pas la bonne question à poser.

Reprenant tant bien que mal le contrôle de la situation, je secoue la tête.

- Non, j'ai beaucoup trop de travail.

Premier raclement de gorge.

- J'espère bien. Je te rappelle que c'est avant tout un lieu de travail, pas un lieu pour faire mumuse, récrimine mon père.

Les mâchoires crispées, je serre les poings de rage.

Calme-toi, Abby.

- Comme je l'ai dit, je ne sors pas, je réplique calmement. Et je pense être suffisamment grande pour savoir ce que je dois faire ou pas.

J'éprouve une réelle satisfaction à lui tenir tête. Peut-être est-ce mon sursaut de colère qui m'apporte le courage suffisant.

Nouveau raclement de gorge.

- Tu n'es pas encore majeure, je te rappelle. Ce qui signifie que nous sommes toujours responsables de toi. Et ce n'est pas parce que madame est à l'université qu'elle peut se permettre de me répondre sur ce ton.

Sa voix me retourne l'estomac. Je me félicite de ne pas avoir abusé du repas.

- Regarde-moi quand je te parle, m'ordonne-t-il.

Docile, je lève les yeux vers lui.

- Je trouve qu'il y a beaucoup de laisser-aller. Est-ce qu'il faut que je te rappelle qui commande ici ?

Mes ongles se plantent dans la chair de ma main.

- Non, papa.

J'abandonne mon envie folle d'emporter mon assiette dans la cuisine et de filer à l'étage pour mettre fin à ce foutu dîner. Des répercutions, il y en aurait si j'osais le faire, mais pas uniquement sur moi.

À corps perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant