Je n'en reviens toujours pas que Jared m'ait invitée à boire un café, et encore moins d'être sur le point de le laisser lire en moi - comme dans un livre ouvert. J'ai peut-être tort de baisser ma garde, mais j'ai envie de lui faire confiance.
Je l'observe, réfléchissant à ma question - ce qui est loin d'être facile car j'en ai tellement à lui poser. Je ne sais quasiment rien le concernant, et lui non plus. Et voilà que nous nous apprêtons à lever le voile sur toutes nos interrogations par le biais d'un jeu. Drôle de procédé, tout de même.
- Est-ce que tu as connu tes parents ?
Je commence fort. Son expression devient sombre, et l'espace d'un instant je me demande si j'ai été trop indiscrète.
- Mes parents biologiques, tu veux dire ?
Je hoche la tête, mal à l'aise d'avoir eu l'audace de lui poser cette question.
- Oui, je les ai connus.
Il baisse les yeux sur son gobelet vide et je le surprends qui crispe la mâchoire. La panique me gagne.
- Si tu veux changer de sujet...
Je ne termine pas ma phrase. Il me regarde bizarrement et je me retiens de me cacher sous la table. Est-ce que j'ai déjà tout gâché ?
- On s'est promis d'être honnêtes, dit-il d'une voix basse et grave qui me donne la chair de poule. Alors c'est ce que je vais faire.
Il se redresse sur sa chaise, mettant en valeur sa large stature et ses bras puissants, comme pour montrer qu'il est invulnérable, intouchable.
- Ma mère trompait mon père, me confesse-t-il. Il l'a découvert peu après la naissance de ma petite sœur. Il n'a jamais rien dit, parce qu'il était amoureux je suppose. Pendant plusieurs mois il a fait semblant de la croire lorsqu'elle prétendait sortir boire un coup avec ses amies. Et puis, du jour au lendemain, elle est partie. (J'inspire profondément.) J'avais huit ans, mais ça ne m'a pas empêché de comprendre qu'elle nous a abandonné pour son salopard d'amant.
Son regard incroyablement sombre rencontre le mien et me scrute avec insistance, comme s'il était à la recherche de pitié. Je pose une main timide sur la sienne - qu'il ne retire pas cette fois-ci - dans l'espoir de le rassurer.
- Après ça, mon père ne s'en est pas remis, poursuit-il, l'air un peu plus calme. C'est devenu un toxico qui n'était même plus capable de s'occuper de lui. Il a tout perdu : sa femme, son travail et, pour finir, ses deux enfants.
Son récit me bouleverse, terriblement. Je m'imagine un petit garçon, sans réelle figure parentale, livré à lui-même, dans l'obligation de s'occuper d'un nourrisson. Personne ne devrait avoir à endurer un tel calvaire, surtout pas aussi jeune.
- Comment s'appelle ta sœur ? je réussis à murmurer d'une petite voix.
- June.
- Et quel âge a-t-elle ?
- Onze ans, répond-t-il avec un faible sourire. Tu es drôlement curieuse, dis-moi.
Je me sens rougir.
- Je m'intéresse à ta vie, c'est tout.
L''entendre se confier à moi ne fait qu'amplifier mon attirance. Je suis arrivée à un point de non-retour. C'est trop tôt, pourtant. Et c'est dangereux.
- À mon tour maintenant, déclare-t-il après une pause. Quelle est ta couleur préférée ?
J'éclate de rire, amusée et soulagée du choix de son répertoire de questions.
- Violet.
- Ton péché mignon ?
- Les sushis.
- Les sushis ? Beurk, quelle horreur ! s'exclame-t-il en prenant un air dégoûté.
Je fronce les sourcils.
- Je te signale que tes questions ne font pas le poids avec les miennes alors interdiction de juger mes goûts.
- C'est pas faux, reconnaît-il en haussant les épaules. Dans ce cas tu préfères peut-être que je te demande de me parler des mecs avec lesquels tu es sortie ?
Je fais semblant de me gratter l'œil pour cacher mon embarras.
- Tu risquerais d'être déçu. Il n'y a rien à dire.
Il ne me quitte plus des yeux et se penche en avant, si bien que nos jambes se frôlent. J'ai la sensation d'être écarlate.
- Et pourquoi ça ?
- Ma vie sentimentale est comparable à un désert.
Il paraît stupéfait.
- Mais il y en a bien qui ont tentés leur chance, non ? insiste-t-il.
Bien sûr il est déjà arrivé que je me fasse draguer au lycée, mais les garçons perdaient vite courage face au mur de pierre que je suis. Et même si je m'étais montrée plus avenante, mon père n'aurait jamais toléré que je sorte avec un garçon.
- Quelques-uns, oui. Mais aucun ne m'a jamais attiré.
- Et à Stanford ?
Je baisse la tête, rougissante.
- Tu connais déjà la réponse.
- J'aimerais te l'entendre dire.
Que... quoi ?
À cet instant précis, un groupe d'étudiants - plutôt bruyant - entre dans le café et rompt notre bulle. Et me sauve, aussi. Jared regarde par-dessus son épaule, un peu tendu. Le groupe s'installe à une table non loin de la nôtre et nous jette des coups d'œil en échangeant des plaisanteries que je ne parviens pas à entendre clairement. Je préfère ne pas y accorder d'importance. En revanche, cela semble être l'inverse pour Jared qui est vert de rage.
- Qu'est-ce qu'il y a ? je chuchote.
Il secoue la tête, refusant de me répondre, mais je devine qu'il est prêt à se lever et à leur administrer quelques coups.
- Ignore-les.
- C'est difficile, fulmine-t-il, les dents serrées.
Voir à quel point ce que raconte le groupe d'idiots le met en colère me rend nerveuse.
- On y va ? je propose gentiment, espérant de tout cœur qu'il accepte de me suivre.
À mon plus grand soulagement, il est réceptif. La seconde d'après, il paye nos cafés et traverse rapidement la salle. Une fois à l'extérieur, je constate qu'il ne s'est toujours pas calmé. Il pousse un bref soupir, ferme les yeux et se masse les tempes, s'efforçant de maîtriser sa colère.
- Écoute, commence-t-il d'une voix tendue, je... je n'ai pas une très bonne réputation auprès des filles, si tu vois ce que je veux dire.
- Je suis déjà au courant de tes multiples ébats sexuels.
Il ouvre enfin ses yeux et me jauge avec prudence.
- Ben ... ces mecs au café ont parié que tu es la prochaine à finir dans mon lit.
Mon expression lui arrache une moue gênée.
- Ce sont des conneries, s'empresse-t-il d'ajouter. Peu importe ce qu'on peut te raconter à mon sujet, je veux que tu saches que je ne joue pas avec toi. Tu vaux beaucoup plus que ça.
Aussitôt je me sens soulagée.
- Tu me fais confiance, Abby ?
La tendresse dans ses pupilles est revenue. Il se rapproche lentement de moi, guettant ma réaction, puis replace une mèche de cheveux derrière mon oreille. Une décharge électrique me parcourt et réveille les papillons dans mon estomac.
- Oui, je souffle.
Je lui fais confiance.
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À corps perdu
RomanceAbbigail, dix-huit ans, discrète et peu sûre d'elle, retourne comme chaque été en vacances chez sa tante. Mais ces quelques jours passés sous le soleil écrasant de Floride vont chambouler son existence qui, jusqu'à présent, lui a toujours semblé vul...