La vieille ville est désormais plongée dans l'obscurité. La nuit règne sur les terres du Vieux Royaume. Dans les ruelles désertes qui sillonnent la cité, les candélabres s'allument péniblement les uns après les autres. Les rats déjà habitués à la pénombre déguerpissent à travers les pavés des ruelles pour échapper à la lueur des lanternes. De gros tuyaux rouillés légèrement surélevés longent les façades des maisons entassées sur l'avenue du Pickton Bridge. Des détritus étalés jonchent les trottoirs déformés tandis que de la fumée sort des bouches d'égouts. Au pied des falaises, la place Anton 1er est maintenant éclairée d'une lumière ocrée et tamisée. C'est à cet endroit que la vieille ville accueille la chute d'eau qui s'écoule du haut de la montagne. Les élévateurs se sont arrêtés de fonctionner, laissant place à l'écho du vent se mélangeant au bruit assourdissant de la cascade.
Theod soupire. Le prince héritier accoudé au muret de son balcon observe du haut des tours du Palais Royal la vieille ville briller dans la nuit. Il lève la tête et essaie de distinguer les étoiles dans le ciel malgré la pollution lumineuse que dégage le Haut Royaume. Il grommelle, indigné de n'apercevoir que la moitié des constellations, et retourne dans ses appartements. Maintenant que le soleil s'est couché et que les ruelles de la ville sont éclairées, Il n'y a plus grand-chose à regarder de ce côté-ci. Il attrape sa canne et rejoint la fenêtre de sa chambre opposée à son balcon pour admirer la partie Est du palais. De jour, la vue donne sur les grands champs dorés de la cité qui longe la lisière du désert. On peut même distinguer l'imposante chaîne de montagnes se dresser à l'horizon. Cependant, de nuit, seule la cour d'entraînement militaire éclairée par quelques lanternes reste perceptible au pied des tours. Tout le reste du royaume est plongé dans le noir.
Theod lève la tête et contemple le ciel, émerveillé. La voûte céleste est presque entièrement visible de ce côté de ses appartements. Comme à son habitude, il se met à chercher une ou deux constellations qu'il n'a peut-être encore jamais remarquées auparavant. Après quelques minutes d'observation, il baisse les yeux et regarde le désert. A ce moment de la nuit, des petits points lumineux se mettent souvent à briller, comme si les couches de sable reflétaient le ciel étoilé. Theod n'a jamais su si ce phénomène était causé par la chaleur de la journée, ou si ces lumières venaient de quelques cristaux particuliers éparpillés entre les dunes. Ces inexplicables éclats de lumière qui scintillent dans l'obscurité ressemblent à des étoiles. La séparation entre le ciel et la terre n'est plus visible à l'horizon et donne l'impression que le Vieux Royaume plonge dans le vide, perdu dans l'univers, lévitant entre toutes ces lumières. Le prince héritier profite de cet instant de calme pour prendre une grande bouffée d'air et imaginer le Haut Royaume naviguer dans le ciel comme un barque sur l'océan. Il prendrait les commandes et irait droit devant, en plein Est, pour survoler la chaîne de montagnes et atteindre les terres de Vif-Azur. Il découvrirait enfin de nouveaux paysages, autres que cet interminable désert de sable chaud qui l'entoure à perte de vue.
Theod n'a jamais connu un jour de pluie de son vivant sur les terres du Vieux Royaume et espère à chaque instant voir quelques gouttes d'eau tomber du ciel. Mais rien n'est venu depuis qu'on lui a expliqué qu'un tel phénomène était possible. Son oncle raconte qu'il pleut souvent à Vif-Azur. Cette rumeur renforce son envie de partir à l'aventure. Cependant, sa maladie des os le fragilise trop pour un quelconque voyage et sa position de futur roi l'oblige à rester au palais.
Il grommelle quelques injures. La situation actuelle serait parfaite pour fuir le palais s'il n'avait pas cette maladie. Son père, le roi, est mourant. Les nobles se battraient pour placer un autre héritier sur le trône s'ils apprenaient sa disparition. Son ami Thomas est aussi jeune et compétent que lui, il ferait très bien l'affaire. Ou pourquoi pas sa sœur Deryn ? L'idée d'une femme au pouvoir ferait perdre la tête à plus d'un à la cour royale, bien qu'elle serait sûrement plus douée que lui pour diriger le royaume. Theod se pince les lèvres. Cette envie de quitter le palais lui torture l'esprit depuis trop longtemps. Cependant, il n'irait pas très loin seul dans le désert. Il est loin d'avoir la carrure d'un explorateur et sa maladie le retarderait trop. La traversée jusqu'aux montagnes doit se faire sur plusieurs jours et ce n'est sûrement pas pour rien si l'on décrit cette région comme « infranchissable ».
Quelqu'un frappe à sa porte. Les coups le font sursauter jusqu'au plafond comme s'il venait d'être pris la main dans le sac à voler un objet de valeur. Il reprend ses esprits et grommelle à nouveau qu'on vienne le troubler dans son moment de tranquillité. La porte s'ouvre avant qu'il n'ait le temps d'autoriser quiconque à entrer dans ses appartements. Sa sœur Deryn fait son apparition dans la chambre.
- Ah c'est toi, grogne-t-il en se repenchant à sa fenêtre. Je ne vais pas me plaindre de ton manque de politesse. Tu as appris à toquer la porte avant d'entrer, c'est déjà bien.
- Epargne-moi tes réflexions affligeantes, Theod. Je suis inquiète pour la santé de notre père. Les rumeurs qui courent dans le palais insinuent que le festin de la mi-année sera la dernière cérémonie à laquelle il pourra assister.
Theod lève les yeux au ciel.
- Les rumeurs ! Toujours les rumeurs ! Nous n'avons pas besoin de ces ouï-dire pour constater que notre père se meurt. Le Haut Royaume doit prendre conscience qu'il perdra son roi tôt ou tard.
Deryn devient calme, les yeux perdus dans le vide.
- Et ça ne te fait rien, à toi ? De perdre un être cher ?
Theod se tourne vers elle et s'accoude au bord de sa fenêtre.
- Tu parles comme s'il était déjà mort. Son heure n'est pas encore venue. Tu ne devrais pas penser à ça tout de suite.
- Mais son état m'inquiète ! s'exclame-t-elle.
- Tu le penses éternel ? Il se fait vieux et quel que soit l'état de sa santé, il ne pourra pas vivre jusqu'à la fin des temps.
Deryn baisse la tête et marque un silence avant de reprendre.
- Comment peux-tu rester si stoïque face à ces temps difficiles ? Parfois je me demande si tu as un cœur.
L'hériter lâche un long sifflement et tourne le dos à sa sœur pour se remettre face à sa fenêtre.
- Je ne sais pas ce que tu comptais trouver ici en entrant, grogne-t-il, mais si c'est du réconfort que tu cherches, tu t'es trompée de porte.
Deryn commence à s'énerver et hausse le ton.
- Très bien, je pars ! Je laisse l'excentrique héritier rêvasser devant sa fenêtre pendant que le reste du palais se met à paniquer dans tous les sens ! Et tiens, d'ailleurs, tu veux savoir ce que je viens faire ici ? Eh bien à part essayer de raisonner un frère complétement aigri, je viens lui demander à quoi il pense quand il passe ses journées et ses nuits à regarder par-dessus la fenêtre de ses appartements au lieu d'agir ! Il serait temps de prendre les choses en main, Theod !
- Eh bien figure-toi que je pensais à toi justement, avant que tu n'arrives, répond Theod dans un murmure.
Deryn stoppe brusquement son cailletage et le regarde, anxieuse.
- Profite de ma présence si tu veux me dire quelque chose, sinon je m'en vais.
- Moi aussi j'aimerais m'en aller.
Il jette un coup d'œil à sa sœur pour voir sa réaction. L'incompréhension se lit sur son visage.
- Explique-toi, Theod. Ne t'amuse pas à rester énigmatique jusqu'à demain, je n'ai pas le temps pour ça.
Theod se met à marcher dans ses appartements, mains dans le dos. Sa sœur s'assoit dans le canapé au centre de la pièce, exaspérée.
- Alors je n'irai pas par quatre chemins, finit-il par répondre. Comme tu l'as si courageusement bien dit à l'instant, notre père se meurt. Ayant été nommé par coutume comme héritier officiel du royaume, je vais devoir prendre sa place sur le trône.
Deryn, cette fois-ci désespérée, lâche un soufflement.
- Les hommes n'ont donc véritablement que le pouvoir en tête ? lui lance-t-elle, indignée.
Theod la coupe.
- Laisse-moi finir. Je disais que je pensais à toi car tu es l'ainée. Je me demande simplement pourquoi le trône ne te revient pas de droit ?
A ces mots, Deryn avale sa salive de travers et se met à tousser.
- Tu peux répéter ce que tu viens de dire ?
- Si me répéter permettait que tu t'étrangles pour de bon, je le ferais sans hésiter.
Deryn s'empare d'un oreiller posé sur le canapé et le jette sur son frère mais ce dernier l'esquive à temps. Le coussin passe à travers la fenêtre.
- Alors explique-moi ce que tu mijotes, Theod ! s'exclame-t-elle. Tu veux partir du royaume ? Fuir tes responsabilités ? Pourquoi m'a-t-on donné un frère aussi lâche ?
Theod la regarde avec un petit sourire. Quand ils étaient plus petits, il adorait énerver sa sœur à ce point. Ce n'est pas la première fois que l'oreiller du canapé traverse la fenêtre. Cependant, les temps sont devenus durs et les occasions de la titiller se font rares. Leurs conversations sont devenues plus responsables que leurs anciennes taquineries de jeunesse. L'héritier reprend son sérieux.
- Peut-être est-ce par lâcheté, ou peut-être parce que je n'en ai cure du pouvoir royal, je ne veux pas être roi !
Deryn devient soudainement pâle et regarde autour d'elle, inquiète. Elle fait signe à Theod de baisser le ton.
- Parle plus doucement, chuchote-t-elle. Ça ne va pas de crier à pleine voix de telles absurdités ? Si quelqu'un t'entend t'exprimer ainsi, je n'ose pas imaginer toutes les conséquences dramatiques que cela peut engendrer. Alors ne t'avise plus jamais de sortir ce genre d'aberrations devant qui que ce soit, compris ?
Theod n'a pas le temps de répondre que quelqu'un toque à la porte. Deryn se mord la lèvre inférieure, s'attendant au pire. Ils se regardent un moment, anxieux, puis ordonnent d'entrer à l'unisson. Leur oncle Winterbridge débarque dans la chambre, l'oreiller du canapé à la main.
- Bien le bonsoir, mon oncle, le salue Theod en regardant le coussin entre ses mains. L'insomnie vous ronge ?
Winterbridge s'incline maladroitement pour répondre à l'accueil de son neveu et avance dans la pièce en redressant sa moustache, comme à son habitude.
- Excusez-moi de vous déranger, mais il me semble que le jeune prince a perdu ceci.
Il tend le coussin à Deryn pour que celle-ci le remette à sa place. Theod le remercie.
- Vous tombez à pic, mon oncle, je me demandais justement où était passé mon oreiller.
- Trêve de plaisanterie, Theod, bougonne-t-il. Monseigneur le roi m'a demandé de vous faire part d'une nouvelle qui est arrivée au palais dernièrement. Il estime que vous avez désormais l'âge de vous intéresser aux nouvelles du royaume.
Deryn croise le regard de son frère et hausse les sourcils, consternée. L'héritier se gratte le nez.
- Je vous écoute, mon oncle.
Winterbridge se tourne vers Deryn.
- J'ai bien peur que le prince et moi-même devons être seuls pour discuter.
Theod pose une main sur l'épaule de sa sœur pour que celle-ci ne s'en aille pas.
- J'aimerais qu'elle reste, dit-il. En tant que membre de la famille royale, je pense qu'elle a tout à fait le droit d'être également tenue au courant des nouvelles informations concernant le royaume.
Winterbridge la dévisage un moment. Il essaie de rester calme et force sur son sourire.
- Mon prince, reprend leur oncle, cette information ne concerne pas les jeunes filles du palais...
Deryn se lève et le coupe dans sa phrase.
- Ne vous en faites pas, mon oncle. Je comptais justement rejoindre mes appartements. Je vous laisse entre hommes d'affaires et souhaite à chacun de vous une bonne soirée.
Elle lance un sourire narquois et fait une petite révérence pour les saluer. En sortant de la chambre, elle jette un dernier regard à son frère, les sourcils froncés, avant de claquer la porte. Theod sait très bien comment interpréter ce regard. Deryn lui faisait le même coup d'œil quand ils étaient plus jeunes et qu'elle ne voulait pas qu'il la dénonce pour avoir fait une bêtise. Il prend place sur le canapé pendant que Winterbridge s'assoit sur une chaise.
- Je vous écoute, mon oncle, reprend-il.
Winterbridge entortille le bout de sa moustache entre ses doigts.
- Une zone pétrolière a été trouvée dans le sud du royaume près de la chaîne de montagnes, mais nous n'avons pas encore délimité sa superficie. Cependant, les ressources que l'on peut trouver dans cette zone peuvent être très avantageuses pour l'avancée technologique du royaume.
- J'imagine que le problème de cette zone soit qu'elle se trouve en pleine région sismique ? demande Theod sans surprise.
- ...et que le Haut Royaume n'est pas forcement équipé pour prélever le pétrole, complète Winterbridge.
- Quelles solutions avons-nous donc ?
- Le Haut Royaume pourrait construire ses propres extracteurs, mais cela prendrait du temps. Il est aussi possible de faire appel à l'aide ingénieuse des terres industrielles de Pârces de l'autre côté des montagnes.
Theod lève brusquement les yeux vers son oncle, comme si la discussion l'intéressait enfin réellement.
- Comment franchiraient-ils les montagnes ? Ont-ils trouvé un moyen ?
- Il leur faudra sans aucun doute une armée entière, mais cette traversée ne sera pas sans conséquences. Ils demanderont une bonne partie des ressources en échange. Cette zone pétrolière risque de devenir un enjeu considérable pour le royaume, et peut-être même pour le continent entier.
Theod se dirige vers sa fenêtre.
- Est-ce tout, mon oncle ?
- Oui, répond-il. Je vous tiendrais au courant des prochaines actualités concernant cette zone quand nous recevrons de nouvelles informations. Puisque vous êtes désormais tenu au courant, je vais me retirer, il se fait tard. Soyez en forme pour la cérémonie de demain et rendez fier notre souverain votre père.
- Ne vous faites pas de soucis pour ça, mon oncle. Passez une bonne soirée.
Winterbridge le salue et se retire des appartements du prince. Theod regarde en direction de la chaîne de montagnes en plein Est. Les points lumineux dans le désert ont disparu et les lanternes en bas des tours se sont éteintes. Le jeune héritier prend une grande bouffée d'air.
- On dirait que la chance me sourit, se murmure-t-il. Au diable ma succession au trône, ma maladie, ces zones pétrolières et le Vieux Royaume tout entier. Je trouverai le moyen de franchir ces foutues montagnes.
VOUS LISEZ
LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux Royaume
FantasyLe système monarchique du Vieux Royaume s'affaiblit et se retrouve vite sous l'emprise des conspirateurs. Deryn, l'héritière du trône, tente en parallèle de rétablir la paix entre les grandes puissances. Les habitants du royaume, découragés par la...