L'auberge du Crabe Rouge se situe à quelques rues du moulin à eau. Elle accueille principalement les marchands venus du Nord-Ouest. Le soir, au moment où la chaleur de la journée s'atténue et que les habitants reprennent leurs activités, la taverne se remplit en un rien de temps. Le Crabe Rouge est l'un des rares endroits divertissants dans lequel les habitants se retrouvent pour boire et festoyer. Theod n'a pas eu à chercher longtemps pour trouver l'auberge. Isham considère le Moulin Grincheux comme une importante ville marchande, mais pour un véritable citadin comme Theod, il s'agit plutôt d'un petit village.
La pancarte du Crabe Rouge se balance au-dessus de sa tête, illuminée par les fenêtres de la taverne. L'héritier hésite avant d'entrer dans l'établissement. Sa rencontre avec le vieux forgeron a été rude ; il ne sait pas s'il peut lui faire confiance. Isham l'a recueilli et l'a soigné sans raison particulière. Il lui a ensuite donné des vêtements, des vivres et un équipement avant son départ pour l'auberge du Crabe Rouge. Il s'agit de quelques pièces d'armure fines et légères que le vieillard a forgé lui-même. Theod tenait à avoir une tenue discrète pour ne pas éveiller les soupçons. En réalité, il compte surtout éviter tous combats frontaux durant son voyage, car il ne s'est jamais battu auparavant. Il en va de même pour les armes. Isham a insisté pour que l'héritier prenne avec lui une épée rangée dans un fourreau, une dague cachée contre son buste, une sacoche remplie de couteaux de lancer, un petit pistolet avec des munitions ainsi qu'une étrange arme à feu dont la particularité est d'être chargée avec un grappin au bout d'une corde. Quelle que soit la raison de toute cette artillerie, le jeune prince ne sait nullement comment l'utiliser et espère ne jamais avoir à s'en servir.
Malgré la gentillesse et la générosité du forgeron, Theod ne peux pas s'empêcher de rester méfiant. Il est indéniable que tout cet équipement ne lui servira pas que pour se défendre. Un simple couteau ou une vulgaire fourchette aurait amplement suffi. Isham l'incitait à partir le plus vite possible de la forge et refusait de répondre à ses questions. L'héritier s'est retrouvé esseulé dans les ruelles de la ville dès la tombée de la nuit. Ses mésaventures lui semblent bien étranges et l'écartent indéniablement de son quotidien au Haut Palais. Le voilà désormais aux portes du Crabe Rouge, à la recherche d'une orpheline.
Merina lui est présentée comme l'unique guide capable de le ramener sur le bon chemin vers Vif-Azur en rejoignant le Haut Royaume. Theod ne connaît ni les raisons qui pousseraient une orpheline à rejoindre la capitale, ni comment et contre quoi il devra la défendre en échange de son aide. Il doit désormais la trouver, n'ayant que son caractère particulier comme seule description. Il sera difficile de la reconnaître parmi la foule. Tous les habitants que l'héritier ait pu rencontrer dans les rues lui paraissent affreux et sales. Isham est sûrement le seul à se comporter de façon courtoise et aimable dans la ville et Theod se réjouit d'avoir fait sa connaissance. Cependant, la singularité du vieillard renforce la méfiance de Theod. Quelque chose a dû se passer au Haut Royaume pour que celui-ci accepte de vivre dans un tel endroit. Le lien qui l'unit avec Georges Winterbridge n'est peut-être pas aussi amical qu'il le prétend. Le jeune prince aurait aimé en savoir plus, mais le forgeron ne lui en a pas laissé l'occasion.Theod se décide enfin à franchir les portes de l'auberge. Ses poumons se remplissent soudainement de l'odeur pesante des fermentations de houblon, tandis que la volute des cigares l'aveugle en couvrant ses yeux d'un épais nuage de fumée. L'héritier manque de trébucher. En seulement quelques pas, il se retrouve englouti dans les grouillements de la foule. Le brouhaha ambiant siffle dans ses oreilles. Il se redresse avec détermination et s'engage dans les bousculades à tâtons. Ses mains finissent par atteindre le comptoir de la taverne. Le jeune prince en profite pour se faire une place dans la cohue et s'accoude au bar.
Ce rassemblement se présente comme celui des nobles dans le Grand Hall du Haut Royaume lors des fêtes. Theod avait horreur des innombrables cérémonies qui se déroulaient au palais. Chaque banquet était dressé sous un prétexte pour que les nobles puissent jouir des festivités royales et espérer s'approcher de leur souverain. Cependant, l'espace du Crabe Rouge est beaucoup plus restreint et désordonné. L'air est étouffant et le bas plafond rend la salle facilement bruyante. Les soirées dans l'auberge paraissent néanmoins beaucoup moins hypocrites qu'au palais.
L'hériter se montre réticent à l'idée de rejoindre à nouveau la cité du Haut Royaume pour continuer sa route vers les terres du Vif-Azur. Peut-être ne sera-t-il pas sous l'apparence de William Kettbell éternellement. En retournant à la capitale, il s'expose au danger d'être démasqué sous sa nouvelle identité. Personne ne croira son histoire, ni même Thomas Elsheman qui a toujours été prêt à le soutenir. Theod lâche un long soufflement. Il doit absolument rester dans la peau de Kettbell le temps de son escale à la cité royale. Comment prévoir ce que ce mystérieux sortilège lui réserve ?
Un claquement sort Theod de ses pensées. Il en avait oublié le monde qui l'entoure. Le serveur du comptoir vient de poser une pinte face à l'héritier.
- T'as pas lu la pancarte ? interpelle l'homme avec un air menaçant. Il faut pas traîner près du comptoir ! Monte à l'étage, tu auras de la place pour te poser.
Le serveur pointe avec son bras des escaliers dans l'angle de la salle. Theod obéit promptement sans dire un mot, intimidé. Il attrape la pinte et file à l'étage de la taverne. Il espère que les habitants du Vif-Azur ne soient pas aussi désagréables. Au bout des escaliers, le jeune prince arrive dans une salle moins remplie où des tables et des chaises sont installées. Une rampe longe le bord de la pièce. On peut voir par-dessus celle-ci la foule dans la salle principale de la taverne, ainsi que le serveur derrière son comptoir. L'héritier doit trouver une orpheline dans cet amas de personnes.
Une femme assez âgée est assise seule à une table à l'étage, près de la rampe. Theod décide de commencer sa recherche en allant lui parler. Elle n'a clairement pas le profil d'une orpheline, mais sait peut-être quelque chose au sujet de la jeune fille. Il s'approche d'elle et l'interpelle discrètement.
- Merina ? demande-t-il embarrassé.
La femme se tourne vers lui en fronçant les sourcils. Elle le dévisage de la tête aux pieds sans rien dire, puis quitte sa table pour rejoindre les escaliers de la taverne. Theod reste un moment immobile, ne sachant pas qui des deux a été le plus impoli. Il finit par hausser des épaules et s'installe à la place de la femme. Il est préférable de finir sa pinte avant de poursuivre sa recherche.
Trop préoccupé à déposer délicatement sa chope sur la table, l'hériter ne remarque pas la mystérieuse ombre se glisser sur la chaise face à la sienne. Il balaie du regard la foule en bas des escaliers et aperçoit à nouveau l'étrange femme. Elle n'est pas seule cette fois-ci. Elle discute avec un homme. Les deux interlocuteurs lèvent les yeux vers l'étage et regardent Theod avec insistance. Le jeune prince manque d'avaler sa salive de travers. Lui qui voulait se faire discret, il n'a pas réussi bien longtemps.
Une voix féminine et impérieuse à quelques centimètres de son visage le fait sursauter sur sa chaise.
- Ne les regarde pas, ordonne la voix.
Theod se tourne précipitamment vers la jeune fille qui lui fait face. Ses grands yeux noisettes fendus en amande forment un splendide équilibre avec sa peau mate. Ses sourcils divergents, l'un autoritaire et froncé, l'autre souple et levé, survolent son regard scrutateur. Ses cheveux bruns et ondulés longent les traits de son visage jusqu'à ses épaules, puis disparaissent derrière sa nuque. Le front dégagé et le menton légèrement baissé, le poids de sa tête repose sur son poing fermé, sans pour autant froisser ses joues polies. L'héritier ne pensait pas contempler un tel portrait dans cette sinistre ville, et encore moins dans une auberge si grossière. Malgré le charme élégant de la belle inconnue, celle-ci ne semble pas avoir dépassé sa seizième année.
- Il paraît que tu me cherches, reprend la jeune fille. Pourquoi ?
L'héritier la dévisage. Elle possède un équipement semblable à celui qu'Isham lui a donné, mais en plus élaboré. Il s'agit de Merina, cela ne fait aucun doute. Il s'apprête à lui répondre, mais il aperçoit derrière elle l'homme qui l'observait en bas des escaliers. Il l'observe, toujours intimidé.
- Je t'ai dit de ne pas le regarder ! répète discrètement Merina. Si le gars se sent repéré, il va fuir.
- C'est plutôt nous qui devrions fuir, propose Theod. Il approche vite.
L'orpheline lance un regard consterné à l'héritier. Celui-ci ne semble pas avoir répondu selon sa convenance. Un reflet de lumière attire l'attention de Theod. Il jette un coup d'œil à l'homme et aperçoit un couteau entre ses doigts.
- Il est armé, dit-il en grinçant des dents.
- Quelle main ?
- Un couteau dans la droite.
Merina fait un petit hochement de tête. Elle paraît toujours aussi souple et décontractée. L'homme est maintenant à son niveau, mais il n'a pas quitté Theod des yeux.
- Tu connais Merina ? l'interpelle-t-il avec agressivité.
L'orpheline se tourne vers l'homme avec un léger sourire.
- Et toi, tu me cherches ? répond-elle.
Ce dernier remarque enfin la présence de l'orpheline et écarquille les yeux. Son visage se décompose sur le champ. Merina agrippe discrètement un foulard dans sa poche et se lève pour lui faire face.
- Toi ? bégaie l'homme. Ici ?
Theod remarque avec horreur que le malfrat a posé son arme contre le ventre de la jeune fille, prêt à frapper. Ils auraient dû fuir pendant qu'il était encore temps. Il ferme les yeux pour ne pas voir la suite de la scène. Il n'aura pas réussi à protéger Merina les premières minutes après sa rencontre.
- J'ai enfin la main sur toi, fichue chasseuse de prime, reprend l'homme. Moi, tu m'auras pas aussi facilement que les autres.
Theod relève la tête à ces mots, intrigué. Le discours du malfrat ressemble à celui des hommes qu'Isham avait chassés en trouvant l'hériter à la lisière du désert.
Merina a maintenant sa main posée sur l'épaule de l'agresseur, comme elle pourrait le faire avec un ami.
- Sache que moi non plus on ne m'a pas si facilement, rétorque-t-elle en murmurant ses mots.
Elle appuie son pouce dans le creux de l'épaule de l'agresseur jusqu'à le transpercer. Elle s'empresse de lui mettre le foulard dans la bouche pour ne pas que ce dernier crie de douleur et alerte toute l'auberge. Sous la surprise, l'homme lâche son couteau et se tord sur lui-même. Merina sort son pouce de l'épaule et lui tranche cette fois-ci la gorge. Elle l'assoie ensuite délicatement sur la chaise et le laisse s'écrouler sur la table. Le malfrat, maintenant mort, git dans la posture d'un homme ivre et endormi. Theod regarde écœuré la jeune fille essuyer sa main avec le foulard.
- Que lui est-il arrivé ? demande-t-il. Je ne t'ai pas vu sortir de couteaux.
L'orpheline retire sa main du foulard. Le visage de l'héritier se décompose. La dernière phalange du pouce de Merina est amputée et remplacée par une courte et fine lame. Theod détourne son regard de l'arme greffée au doigt avec un haut-le-cœur. Tous les habitants de ce trou perdu sont donc irresponsables et fêlés sans aucune exception. Il aurait dû fuir seul dans le désert plutôt que de rejoindre l'auberge du Crabe Rouge. La fille qui se tient face à lui n'a nullement besoin d'être protégée. L'héritier avait raison de se montrer méfiant à l'égard du vieux forgeron.
Merina l'attrape par le col de son veston en prenant un air menaçant.
- C'est Isham qui t'envoie ? Ça ne lui ressemble pas de m'envoyer un renfort si incompétent. Comment tu t'appelles ? Pourquoi tu me cherches ?
Theod essaie de répondre alors que la jeune fille le secoue dans tous les sens. Il réfléchit un instant sous quel nom il se présente.
- Je m'appelle William Kettbell et je dois atteindre le Haut Royaume. Isham m'a envoyé te trouver pour que tu me guides jusqu'à la cité royale.
L'orpheline relâche brusquement l'héritier. Un grand sourire illumine son visage.
- Il est enfin d'accord pour que j'y aille ! s'exclame-t-elle. Mais pourquoi devrais-je t'y emmener ? Que peux-tu m'apporter en retour ?
Theod prend un air sombre. Il est inutile de se ridiculiser en avouant qu'Isham l'a envoyé pour veiller sur la sécurité de l'orpheline. Si elle est capable de tuer un homme de sang-froid, il ne risque pas de lui arriver beaucoup de malheurs sur la route.
- Je viens du Haut Royaume, tente-t-il. Je connais chaque recoin de la ville. Une fois là-bas, je pourrai te guider à mon tour.
Theod se mord la lèvre inférieure. Qu'est-ce qui lui a pris de proposer une telle idée ? Il n'aura pas le temps de faire une visite guidée de la cité royale s'il veut fuir vers Vif-Azur.
Le visage de Merina s'illumine de plus belle.
- Je reconnais bien là l'efficacité d'Isham en t'envoyant à moi ! s'écrit-elle. J'accepte de partir avec toi à une condition : il nous faut assez d'argent une fois arrivés là-bas. Nous pourrons reprendre des vivres et compléter notre équipement.
- Comment comptes-tu t'y prendre ? interroge Theod. Je n'ai pas un sou sur moi.
Une légère déception se remarque dans les yeux de Merina. Elle désigne du menton le buste du malfrat plaqué contre la table.
- Il est possible qu'il y ait d'autres brutes de ce genre, annonce-t-elle à Theod. En réalité toute une organisation sévit dans les rues. Un marchand assez riche demande leur mort pour un prix assez honnête. Tu m'aides à remporter la récompense et nous partirons aussitôt. Marché conclu ?
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LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux Royaume
FantasyLe système monarchique du Vieux Royaume s'affaiblit et se retrouve vite sous l'emprise des conspirateurs. Deryn, l'héritière du trône, tente en parallèle de rétablir la paix entre les grandes puissances. Les habitants du royaume, découragés par la...