Chapitre 44 : Le plan

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Dans les somptueux couloirs du palais, les pas pressés de Thomas Elsheman rompent le silence. Il ne tarde pas à arriver devant les appartements de Deryn, nerveux. Les sourcils froncés et le menton levé, sa silhouette se fige comme une statue. Le silence règne à nouveau dans le spacieux corridor réservé à la lignée des monarques du Haut Royaume. Un rictus s'échappe de la bouche de Thomas. Vu la situation de la famille royale, le bâtiment devrait être raccourcit d'au moins trois étages. Le jeune noble pose son regard haineux sur l'immense tableau qui recouvre le mur du sol au plafond. Le portrait de la défunte reine Eleanor y figure, splendide et distingué. Les couleurs vives et détaillées de son visage donnent l'impression qu'elle est encore en vie travers , jeune et séduisante. Thomas se perd dans son regard charmeur.
Maynard fait son apparition dans le couloir et remarque son acolyte. Il s'empresse de le rejoindre à pas de loup. Il jette un œil à son tour au portrait de la reine, hargneux comme à son habitude.
— Heureusement qu'elle est six pieds sous terre depuis belle lurette. Cette famille royale nous cause bien assez de problèmes comme ça.
Thomas, affligé par les propos grotesques du bibliothécaire, ferme les yeux avant de se tourner vers lui. Le grincheux conspirateur paraît très fatigué. Des cernes soulignent ses yeux rougis, des gouttes de sueurs perlent sur sa large gorge. Son épaule est toujours recouverte d'une écharpe pour cacher la plaie.
— Je crois que ma blessure à l'épaule s'aggrave, poursuit-il. Scott Lane ne rate jamais sa cible, comme on dit. Sa balle me tue à petit feu. Elle me ronge littéralement jusqu'aux os ! Il faut que je me soigne correctement.
Maynard s'apprête à enlever le bandage de son épaule, mais thomas l'en empêche aussitôt.
— Calme-toi ! Et ne perd pas espoir. C'est ce qu'il attend de nous. Mais nous aurons toujours un tour d'avance sur sa misérable enquête. Alors reprends tes esprits, cache-moi cette épaule et ne fais pas tout foirer.
Le jeune noble examine rapidement le bras du malheureux et hésite un moment avant de reprendre.
— On ne meurt pas d'une plaie à l'épaule comme ça.
Maynard s'apprête à surenchérir, mais George Winterbridge déboule à son tour dans le couloir, le sourire aux lèvres. Les deux complices dévisagent l'oncle de Deryn approcher en pas de danse.
— Que nous vaut votre enthousiasme dans ces heures si sombres, lui lance Thomas.
— De bonnes nouvelles !
Winterbridge poursuit en chuchotant.
— Mais ne parlons pas trop fort, il ne faudrait pas que ces informations alarment le palais.
— Parle, le menace Maynard. Je n'ai pas ton temps.
L'oncle perd son sourire, le visage assombri par le ton grave du bibliothécaire. Contrarié, il porte par reflexe sa main au visage et redresse sa moustache.
— Soit. J'ai reçu un nouveau message des terres de Pârces. Leurs troupes continuent leur ascension dans les montagnes. Malgré leurs nombreuses pertes, ils touchent au but. Le nouveau monde n'est plus qu'à quelques lieues de nos terres. Leur arrivée se compte en jour.
Thomas inspire une grande bouffée d'air. Ils n'ont plus beaucoup de temps pour agir.
— Profitons du calme avant la tempête pour nous préparer. Il ne faudrait pas que les terres saintes leur préparent un mauvais accueil à cause de la situation politique du Haut Royaume.
Jesse Darleston fait irruption, un rouleau de papier à la main. Il s'avance d'un pas furibond dans le couloir et s'adresse à Thomas sans saluer les autres.
— Que fais-tu encore ici ? Pourquoi n'as-tu toujours pas franchi cette satanée porte ?
Le noble désigne les appartements de Deryn avec un rapide mouvement de main.
— Qu'est-ce qu'il lui arrive à lui, aussi ? grogne Maynard. Vous vous agitez tous comme des dindons qu'on s'apprête à égorger.
Jesse ignore la remarque et déroule le parchemin qu'il tient entre ses mains.
— J'ai reçu le retour de quelques soldats concernant l'enquête de Lane. Il ne va pas tarder à s'apercevoir que William Kettbell est une fausse piste. Nous devons agir !
— Vous avez tous été très décevants avec vos techniques barbares, répond sèchement Winterbridge. Vous vous en êtes sortis jusqu'à maintenant, mais je ne serai pas toujours là pour rattraper vos idioties avec cet absurde Parlement.
Les trois acolytes n'ajoutent pas un mot et laissent la parole à George Winterbridge. Sans lui, ils ne seraient plus grand-chose à l'heure qu'il est.
— Un représentant des terres saintes ne va pas tarder à arriver au palais, ajoute-il. Vous n'avez plus le droit à l'erreur. Il serait dommage de me pousser à intervenir plus franchement dans vos actions. Alors faites ce que vous avez à faire, et faites-le bien. Ne laissez pas Scott Lane prendre les devants avec son parti politique absurde. Surtout pas devant le porte-parole de la Sainte Cité.
Le vieil homme lance un regard amer aux jeunes nobles. Les poils drus de sa barbe se sont hérissés. Il tourne les talons sans un mot et quitte le long couloir des appartements royaux.
Maynard attend que les pas de l'oncle ne soient plus perceptibles pour se plaindre.
— Il n'est pas fiable et ce n'est pas la première fois que je vous le dis ! Quand il sera lassé de nos petits numéros, il nous dénoncera sans aucune vergogne.
Jesse lui fait signe de se taire et se tourne vers Thomas.
— Winterbridge n'a pas tort. Nous avons convenu d'un plan. Il faut maintenant le mettre à exécution. Tu vas me faire le plaisir de franchir cette porte, par les sept !
Jesse désigne à nouveau la porte des appartements de Deryn. Dans un long silence, les trois nobles jettent un œil à la poignée dorée. Thomas renifle nonchalamment. Il sort un foulard de sa poche et s'essuie le nez.
— Pour toi, c'est facile à dire. Tu n'as rien à faire.
Jesse l'interrompt.
— Range ce mouchoir et tiens-toi droit.
Le jeune noble remet en place le col de Thomas et lui tape dans l'épaule.
— Tu as tué le frère de sang-froid. Tu ne vas quand même pas trembler devant la sœur ?
Thomas ignore la remarque malgré les ricanements aiguës de Maynard. Il redresse son dos et pose la main sur la poignée dorée. Jesse l'interrompt à nouveau.
— On a un plan. Suis-le et tout se passera bien.
Le jeune noble répond avec un hochement de tête et ouvre la porte.

Les soldats rengainent leur épée dans leur fourreau à la vue du visage lisse de Thomas. Ce dernier leur fait signe de se mettre au repos. Il s'engage silencieusement dans les appartements de Deryn, les mains légèrement tremblantes. Le petit hall débouche sur une salle de jour, lumineuse et accueillante. La jeune altesse est allongée sur un divan, un rouleau de papier déplié entre les mains. Thomas reconnaît le portrait de William Kettbell.
— Vous ne devriez pas vous torturer l'esprit en regardant le portrait de cet assassin. Il ne vous rendra pas votre frère.
— C'est bien insolent de votre part de venir dans mes appartements après votre preuve d'audace au Parlement.
Les mains de Thomas se crispent. Il les cache derrière son dos. Deryn déchire lentement le portrait du soldat avant d'en faire une boule. Elle finit par la jeter par terre, là où un tas de papiers jonchent déjà le sol.
— Ce traître va être retrouvé. Ils vont tous être retrouvés. Et je m'assurerai qu'ils aient tous une mort lente et douloureuse.
— Scott Lane les aurait peut-être déjà retrouvés s'il ne perdait pas son temps à vous pousser au Parlement.
— Vous êtes ici pour me parler politique ? C'est la raison de votre venue ? Vous n'avez aucune pitié.
Thomas s'apprête à surenchérir mais Deryn se retourne pour lui faire face, les yeux recroquevillés de fatigue.
— Ou bien vous êtes ici parce que vous avez compris à quel point votre proposition d'un Parlement permanent est absurde, poursuit-elle. Tous les avantages de ce système tourneront en ma faveur. Vous vous êtes mis dans de beaux draps, parce que je ne suis pas prête de vous soutenir.
— Cessez votre comportement acariâtre, lance le jeune noble. Vous savez aussi bien que moi que ce Parlement est complétement ridicule et insensé. Il ne vaut rien.
Deryn braque son regard droit dans les yeux de Thomas, mais celui-ci ne se laisse pas intimider et poursuit.
— Ce que vous dites est vrai à l'échelle du palais. Mais à l'échelle des royaumes, la Sainte Cité n'acceptera jamais. Je ne vais pas prendre le risque de présenter ces idioties devant le porte-parole des terres saintes. Nous signerions la fin du Vieux Royaume et ça sera la risée de la capitale.
Thomas sent dans le regard de Deryn que son honnêteté l'a déstabilisée. C'est d'ailleurs la jeune altesse qui détourne le regard en premier.
— Alors que proposez-vous ? questionne-t-elle. Il est finalement préférable de laisser les terres saintes prendre le contrôle.
— Les souverains pontifes déclencheront une guerre avec Pârces quand leurs soldats poseront un pied sur nos terres.
Deryn perd patience et hausse le ton.
— Quelle solution nous reste-il ? Je suis membre de la lignée royale, mais en tant que femme, je ne peux rien faire. L'avenir du Vieux Royaume n'est pas entre mes mains.
Un long silence s'installe dans les appartements royaux. Les soldats n'ont pas bougé depuis l'arrivée du jeune noble, mais semblent retenir leur souffle. Une douce brise caresse les rideaux de la fenêtre entre-ouverte. Le climat est partagé entre tension et apaisement.
— Vous vous trompez, Altesse, finit-il par répondre. Il faut rétablir la monarchie absolue pour que la paix prospère. Vous seule en avez le pouvoir en désignant un nouveau roi.
Deryn lance un rictus nerveux.
— Qui ? Ne soyez pas ridicule. Ils ont tous peur de finir comme mon frère. Personne ne voudra se présenter tant que les conspirateurs respirent encore.
— Détrompez-vous. Maintenant que Scott Lane a posé un visage sur les responsables de ces atrocités, nous sommes persuadés que les conspirateurs se terrent de peur dans les tréfonds de la vieille ville. Il est temps de désigner un roi et d'en finir avec cette mascarade.
— Je ne suis pas sûr que ça soit le moment de s'occuper de mes prétendants, rétorque-t-elle. Je suis encore en deuil, je n'aurai pas la force de me marier.
Cette fois-ci, c'est au tour de Thomas de lancer un rictus nerveux.
— Je vous demande de le faire pour notre royaume. Je suis prêt à vous aider pour le bien de notre peuple, pour la paix !
Le regard de Deryn semble perdu dans le vide. Elle ne dit plus rien. Le jeune noble soupir, découragé.
— Je vous laisse réfléchir à cette option. Le sort du Haut Royaume dépendra de votre choix.
Thomas tourne les talons et s'arrête un instant, espérant que son Altesse réagisse. Rien. Deryn reste muette, l'âme vide.

Le noble se retrouve à nouveau dans le couloir. Jesse et Maynard ne sont plus là. En refermant la porte, Thomas lâche un long souffle pour faire redescendre la pression omniprésente. Deryn était finalement plutôt à l'écoute. Le plan se déroule à merveille.
Face à lui, le tableau de la reine Eleanor est toujours là, entouré des ornements dorés qui embellissent les murs du palais. Le regard charmeur du portrait n'a pas changé, toujours splendide et distingué. Pourtant, la reine ne devrait pas regarder Thomas de cette manière après les horreurs qu'il a commises. Mais ce n'est qu'un tableau, une émotion condamnée à rester figée dans un cadre pour l'éternité, malgré les temps obscures.


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant