Chapitre 27 : Dēmokratía

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Scott Lane s'engage dans les escaliers des grandes tours du palais. Aucun soldat ne l'accompagne cette fois-ci. Il poursuit sa route dans les sombres couloirs royaux en s'emparant d'un des candélabres accrochés contre les murs pour y voir plus clair. Le palais semble vide et abandonné. Maintenant que Deryn est seule à résider dans cette partie de l'édifice, les couloirs sont moins animés par le passage des servants. Il ne reste plus que quelques gardes qui assurent la sécurité de la jeune altesse, immobiles comme des statues de fer. Scott Lane finit par atteindre l'entrée des appartements de Deryn, surveillée par sa garde personnelle. Le commandant tend le candélabre à l'un des gardes. Ces derniers le saluent d'un hochement de tête et s'écartent de la porte pour libérer le chemin.
La chambre est beaucoup plus lumineuse que les couloirs. Scott Lane s'avance dans les appartements, silencieusement. Il remarque l'odeur d'herbes médicinales toujours présente dans la pièce. Deryn est assise dans un de ses fauteuils, observant le ruban blanc qui entoure sa blessure. Elle étire son avant-bras blessé en maintenant son coude. L'arrivée du commandant la fait sursauter. Elle reporte rapidement son regard sur son avant-bras.
- Lane ? interroge-t-elle. Je ne vous ai pas entendu entrer. Je ne m'attendais pas vous voir si tôt, à vrai dire.
Le commandant s'incline devant son altesse.
- Veuillez excuser ma visite inattendue. Je n'aurais pas dérangé votre repos si les nouvelles n'étaient pas arrivées si vite. Il s'agit des analyses sur le décès de votre père le roi, ainsi que les partis qui se mettent en place pour la troisième réunion du Conseil.
Deryn n'a toujours pas quitté le ruban du regard. Elle détend les muscles de son bras en bougeant délicatement ses doigts. La blessure semble être moins douloureuse.
- Je vous écoute, lance-t-elle à Lane.
Le commandant observe les mouvements de Deryn avec un air de surprise.
- Je suis heureux de voir que votre bras est bientôt entièrement rétabli. Les talents de notre médecin ne lui font assurément pas défaut.
- Je partage votre joie, répond Deryn. Je suis agréablement surprise de voir que la blessure soit désormais quasiment refermée.
Scott Lane esquisse un sourire. Il n'avait pas perçu d'optimisme chez Deryn depuis l'enterrement de son père. L'enthousiasme qu'elle dégage semble marquer la fin d'un sombre et lourd deuil.
- Parlez-moi des analyses de notre cher médecin, poursuit-elle. Sont-elles concluantes ? Je ne doute pas un seul instant quand il s'agit de son expertise.
- Votre père le roi est bien décédé naturellement durant son sommeil, affirme Lane.
Deryn semble soudainement anxieuse. Le commandant marque un temps de pause avant de reprendre, perplexe devant sa réaction.
- Le tombeau de notre roi a été correctement remis en place aussitôt les analyses achevées, dit-il en tentant de la rassurer. Il repose enfin en paix parmi vos aïeux.
- Les assassins ont attendu sa mort pour agir, murmure-t-elle les yeux plongés dans le vide.
Deryn se redresse pour garder une marque d'exultation devant le commandant.
- Il nous a quittés paisiblement, c'est le principal, dit-elle avec ferveur. Je l'espère, du moins. Il emporte avec lui de nombreux secrets dans sa tombe.
- Votre père a été un fidèle souverain jusqu'à sa mort. Les dieux ont dû l'inviter à leur table pour conter ses louanges.
Deryn acquiesce avec un hochement de tête. Elle reste un moment silencieuse avant de reprendre la parole.
- Parlez-moi du Conseil maintenant. Quelles sont les nouvelles ?
Le ton de Deryn devient plus autoritaire. Scott Lane comprend qu'il ne vaut mieux pas insister sur la mort de son père s'il veut aider son altesse à surmonter ses peines. Il sort habilement un calpin de son manteau de commandant.
- A la suite de la dernière réunion du Conseil, annonce-t-il, les nobles de la cour ont commencé à se ranger selon leurs opinions concernant l'avenir du royaume. Cependant, seulement deux groupes semblent se former. Il est nécessaire qu'un troisième groupe politique émerge pour que les décisions puissent être prises lors des votes au Conseil.
Deryn se lève de son fauteuil et plisse les yeux, comme pour réfléchir. Elle se met à faire les cent pas en gardant la tête baissée vers le sol.
- Commencez par me détailler l'opinion de ces deux groupes, exige-t-elle. Maintenant que j'ai le droit à la parole durant les réunions, je vais devoir choisir une ligne politique à suivre.
Scott Lane est soudainement contrarié, mais Deryn n'y prête pas attention. Le commandant se décide tout de même à répondre.
- Une partie de la cour royale demande à ce que le palais soit placé sous l'autorité des terres Pontificales. Ceux qui s'y opposent veulent maintenir l'indépendance de notre monarchie en s'écartant des tutelles de la Sainte Cité, malgré les enjeux extérieurs qui se préparent en dehors de notre royaume.
- L'arrivée des troupes pârciates sur nos terres, complète Deryn dans un murmure mélancolique.
Scott Lane acquiesce sans perdre son air contrarié.
- Il m'est difficile de choisir, reprend Deryn. Les deux solutions semblent condamner le palais à un triste avenir.
Elle se tourne soudainement vers Lane.
- Quelles seront les propositions apportées par le troisième groupe, à votre avis ?
Le commandant dissimule l'embarras qui se lit sur son visage. Son regard devient tout à coup plus assuré. Il incline son buste face à Deryn comme pour la saluer.
- En dehors de mon statut de soldat et de protecteur royal, j'aimerais partager avec vous mes opinions.
Deryn lève les sourcils, étonnée.
- Vous aimeriez être à l'origine de cette troisième assemblée ? Que proposeriez-vous au Conseil ?
Le commandant se redresse, presque au garde-à-vous.
- Je pense que le Conseil est la solution.
Deryn paraît cette fois-ci totalement déconcertée.
- Expliquez-vous, Lane. J'ai du mal à vous comprendre.
- En réalité, la véritable solution pour que le royaume sorte de cette crise serait le couronnement d'un nouveau roi. Cependant, les conspirateurs rôdent dans le palais et menacent directement notre système politique.
- Quel est le rapport avec le Conseil ?
Lane marque une pause comme s'il cherchait ses mots. Deryn semble complétement plongée dans l'incertitude.
- Le Conseil remplace provisoirement notre système monarchique, répond le soldat. Les conspirateurs ne peuvent plus frapper, car le pouvoir n'est plus détenu par un unique souverain que les assassins peuvent tenir pour cible, mais par une assemblée entière. J'aimerais que le Conseil devienne le modèle permanent de notre royauté.
Deryn se laisse tomber sur son fauteuil, abasourdie.
- Vous aimeriez que le Haut Palais bascule sous un nouveau système politique, un pouvoir partagé entre les nobles du palais ? Lane, comment pouvez-vous proposer cela ? Vous qui avez été fidèle à vos souverains toute votre vie ?
- J'ai, en effet, été assez longtemps au service de la lignée royale pour remarquer toutes les failles d'une monarchie absolue. Ce n'est pas en tant qu'infidèle que je propose un changement politique, mais en tant que soldat qui ne veut pas voir son foyer s'effondrer.
Deryn redevient silencieuse, le visage plongé entre ses mains. Elle inspire une bouffée d'air, puis expire lentement.
- Vous aimeriez que je suive votre proposition devant le Conseil ? demande-t-elle. Je donnerais alors la souveraineté de ma lignée à l'assemblée ? Les nobles de la cour ne refuseront jamais de partager le pouvoir, mais où cela nous mènera-t-il ?
Le commandant devient silencieux à son tour.
- Theod, votre frère, voulait vous voir sur le trône, finit-il par répondre. Il voyait en vous le courage de gouverner le royaume.
Deryn le dévisage. Elle l'écoute sans rien dire.
- Je pense surtout qu'il voulait que vous changiez le cours des choses, reprend-il, de bousculer les mœurs. C'est ce qui se serait passé en donnant pour la première fois les pleins pouvoirs à une femme.
Scott Lane s'approche du fauteuil de son altesse.
- Vous avez désormais le droit à la parole. Certes, la séparation de pouvoir vous acquitte d'une part des responsabilités royales que vous promettait Theod, mais elle vous donne tout de même la possibilité d'agir. Le Conseil permettra de donner au royaume un système politique plus stable et plus solide face aux menaces des conspirateurs.
- La Sainte Cité attend l'arrivée d'un roi, rappelle Deryn. Ils interviendront quand ils apprendront que le Haut Royaume s'acquitte de sa monarchie.
- Les terres Pontificales interviendront quel que soit la décision du palais puisqu'il est impossible de couronner un nouveau roi.
- Et vous ne pensez pas que les nobles imagineront que je vous soutienne pour que je garde indéfiniment le droit à la parole ?
Lane devient hésitant.
- Je pense qu'ils ne s'attarderont pas précisément sur ce fait ...
Deryn commence à faire trembloter sa jambe contre le sol.
- Que voulez-vous dire ? J'ai l'impression que vous ne me partagez pas toutes vos intentions, Lane. Pourquoi proposez-vous un Conseil permanent ? Pourquoi tenez-vous à ce que le pouvoir soit divisé ? Je connais les hommes du palais et ils n'agissent jamais sans raison. Qu'avez-vous derrière la tête ? Vous voulez donner la parole à l'armée ?
Le commandant écarquille soudainement ses yeux aux derniers mots de son altesse. Le visage de Deryn se décompose sur le champ en remarquant la réaction du soldat. Elle prend soudainement un air sombre.
- Vous voulez la parole de l'armée au Conseil ? répète-t-elle.
- Il ne s'agit pas exactement de l'armée, altesse, répond Scott Lane. Mais du peuple lui-même.
Deryn lâche un long soupir, exaspérée. Contre toute attente, elle décide de répondre calmement.
- Effectivement, mon droit permanent à la parole ne gênera pas longtemps les nobles si vous annoncez une telle ignominie par la suite. Vous allez trop loin, Lane. Vous frôlez l'absurde !
- Détrompez-vous, altesse. Tous les soldats du royaume viennent du peuple, de la basse société. Ils incarnent les rares liens qui existent entre la vieille ville au bas des falaises et le Haut Palais.
- Mais pourquoi vouloir leur donner le droit de se faire entendre durant cette crise politique ? interrompt Deryn. Ils ne donneront aucune solution aux problèmes extérieurs. Bien au contraire, ils en ajouteront en se plaignant de leur condition de vie. Le palais sera surchargé de requêtes pendant que la Sainte Cité interviendra et que les troupes pârciennes franchiront les montagnes.
- Vous tombez juste, altesse. En cas d'attaque, quand l'ère de paix sera finie, les habitants du royaume seront les premiers touchés. Je crois vous l'avoir dit : je suis un soldat qui ne veut pas voir son foyer s'effondrer. Il me paraît nécessaire que le peuple ait la parole dans cette affaire.
Deryn laisse à nouveau échapper un soupir. Elle croise les bras en se blottissant dans son fauteuil.
- Vous pensez que les guerres seront inévitables ?
- Je pense que le royaume devra se battre pour conserver sa liberté.
Deryn ne dit plus un mot. Elle semble absorbée dans ses pensées, perdue dans une rêverie empreinte de préoccupations. Scott Lane recule de quelques pas, prêt à sortir des appartements pour laisser son altesse se reposer.
- Je vous remercie de m'avoir écouté. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps.
Deryn l'interrompt.
- Parlez-en à vos soldats. Ecoutez-les et retenez ce qu'ils ont à dire. Si le compte-rendu de leurs idées me convainc, alors je vous soutiendrai au Conseil.


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant