Chapitre 28 : Le déserteur

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La douce brise matinale s'échappe de la ville du Moulin Grincheux et laisse la chaleur étouffante du désert s'installer dans les rues silencieuses. Aucun nuage ne se dresse dans le ciel pour cacher le soleil. Tout semble figé, à l'exception de quelques animaux errants qui vagabondent entre les baraquements pour s'abreuver près du ruisseau. Seul le moulin de la ville continue de tourner en émettant des grincements, entraîné par le courant de l'eau. De jour, les habitants n'osent pas s'aventurer à l'extérieur de leur maison. Ils attendent les premiers instants du crépuscule pour ouvrir leurs boutiques ou rejoindre les étals du marché.
Aux alentours de la forge du vieux cocher, on entend les coups de marteau s'abattre sur les pièces de fer. Isham est le seul à travailler le matin à cette heure-ci. Il martèle une dernière fois l'objet au bout de sa pince contre l'enclume, puis le plonge dans un tonneau rempli d'eau. Une bouffée de vapeur s'échappe du fer incandescent. Le vieillard dépose ses outils sur son établi et essuie la transpiration de son front avec une serviette. Les efforts deviendront insurmontables s'il poursuit son travail sous la chaleur. Il se sépare de sa tenue en cuir et quitte son atelier.
Le forgeron entre dans sa cuisine. La pièce est exposée au soleil à travers une large fenêtre. Isham barricade l'ouverture avec une longue planche de bois pour réduire la chaleur. Il attrape un couteau et un morceau de pain, puis coupe des tranches dans un bol. Il hésite à déposer le dernier bout dans le récipient mais décide finalement de le garder dans sa poche. Le vieillard range le couteau et quitte sa cuisine avec les tranches de pain, le bol à la main.
La chambre où Theod s'est réveillé est au bout du couloir de la demeure du vieux cocher. Isham l'avait placé ici après son retour à la forge. Le paraplégique s'était endormi dans sa carriole en cours de route. Le vieillard jette un œil hésitant sur les tranches de pain. Il n'est pas sûr que le jeune garçon puisse avaler de si gros morceaux vu son état. Après quelques instants de réflexion, le vieux bonhomme hausse les épaules et se résout à ouvrir la porte.
Theod est assis sur le lit. Le forgeron le dévisage sans comprendre, en fronçant les sourcils. Le jeune homme est vêtu de la tenue qu'Isham avait posée sur la table. Il s'est apparemment habillé seul, sans aucune aide. Il tient entre ses mains un petit miroir. Ses jambes se balancent le long du lit sans toucher le sol, comme le ferait un enfant. L'expression de son visage semble partagée entre l'hésitation et le désarroi. Le vieillard caresse un instant son imposante barbe grise, perplexe, puis esquisse un large sourire.
- Tu t'es enfin décidé à te lever ! lance-t-il. Je savais bien que tu n'étais pas totalement paralysé. Mes plantes médicinales sont plus efficaces que dans mes souvenirs.
Theod lève les yeux vers le forgeron. Il ne semble pas le reconnaître directement.
- Que m'avez-vous donné ? demande-t-il en gardant la bouche mi-ouverte.
- Rien de bien méchant, répond Isham. Seulement quelques herbes qui aident à regagner un peu d'énergie. On en cueille à foison près de la mer.
L'hériter fronce des sourcils.
- La mer ?
- Bien sûr, confirme le vieillard. Les côtes sont un peu loin d'ici, mais les marchands peuvent facilement en apporter quand ils reviennent du Port de l'Ouest.
Il dépose le bol de pain sur la table de la chambre et s'assoit sur la chaise. Il plonge son regard dans celui de Theod.
- Il est étonnant de te voir rétabli si vite. Je pensais mettre plus de temps avant de te retrouver à nouveau sur tes deux pieds. Je suis curieux de savoir ce qu'il t'est arrivé.
Le forgeron pioche une tranche de pain dans le bol et la lance à Theod. Celui-ci lâche le miroir sur ses genoux et attrape le morceau à la volée. Le vieillard émet un petit son de satisfaction.
- Tu as aussi retrouvé tes réflexes, constate-t-il. Bien. Commence par me dire ton nom.
Theod reste silencieux, ne sachant pas quoi dire. Il mord dans la tranche de pain en espérant retarder sa réponse. Un gargouillement monte de son ventre. Il n'avait pas remarqué la faim qui rongeait son estomac. Plusieurs jours ont dû s'écouler sans qu'il n'ait rien mangé. Il glisse discrètement une main dans sa poche tout en dévorant la tranche de pain. La montre de W.F. Kettbell faufile entre ses doigts. Il jette un œil sur le vieux forgeron. Ce dernier le fixe toujours sans avoir bougé un cil. L'hériter avale la dernière bouchée de pain et se décide à répondre.
- Kettbell, dit-il. Je m'appelle William Kettbell.
Les yeux d'Isham s'écarquillent tout à coup. Theod craint le pire en remarquant la réaction du vieillard. Et si ce Kettbell était l'une de ses connaissances ?
- Ton nom est typique des terres de l'Est ! s'écrit le forgeron. Tu viens de la capitale, n'est-ce pas ?
L'héritier détend spontanément ses épaules, soulagé que le vieillard ait mordu à l'hameçon. Il acquiesce avec un hochement de tête. Ce n'est finalement pas entièrement faux d'affirmer qu'il vient du Haut Royaume. Le vieil homme a d'ailleurs sûrement raison. Il ne serait pas étonnant d'apprendre que William Kettbell vient de la vieille ville construite au pied des falaises du palais.
- J'en étais sûr ! reprend Isham. Que t'est-il arrivé pour te retrouver si loin de ton foyer ?
Theod réfléchit à ce qu'il pourrait répondre. Il se pose cette même question depuis qu'il s'est réveillé sur les rives du ruisseau. Une fausse explication lui apparaît soudainement comme une évidence.
- Je suis soldat, affirme-t-il. J'étais en patrouille à l'écart de la cité royale. Je me rappelle être tombé de mon cheval avant d'être emporté par le fleuve.
- Tu aurais glissé jusqu'au ruisseau ? suppose le vieillard. Je veux bien te croire mais où est passé ton uniforme ?
L'héritier sent sa gorge se serrer. Il n'a jamais pris l'habitude de mentir. Même s'il avoue ne pas être soldat, comment pourrait-il expliquer la vérité sur sa situation ? Le forgeron ne le croira jamais. Theod inspire une grande bouffée d'air avant de répondre, mais Isham reprend brusquement la parole.
- Pas besoin de m'en dire plus, annonce-t-il. Un soldat perdu loin de la capitale sans son uniforme ne peut-être qu'un déserteur.
Theod acquiesce une seconde fois avec un hochement de tête. Il n'avait pas pensé à cette idée, mais elle semble correspondre au cas de William. Si Kettbell est un soldat, pourquoi aurait-il déserté ? Et pourquoi Theod serait-il dans le corps d'un déserteur ?
- Ne t'inquiète pas, rassure Isham. Je ne suis pas du genre à dénoncer les fuyards pour une vulgaire rançon. Je suis même prêt à les encourager, tant que cela peut importuner le palais. J'ai plusieurs raison d'avoir une dent contre la cité royale.
Le forgeron attrape une seconde tranche de pain et l'envoie sur les genoux de Theod.
- Toi qui a été soldat à la capitale du royaume, poursuit-il, tu as dû connaître le Haut Palais au sommet des falaises ? Tu as eu des postes de garde là-bas ?
Theod décide d'éviter les liens avec le palais.
- J'ai passé le début de ma formation dans les cours d'entraînement avec les autres recrues, mais j'ai très vite été placé à l'extérieur de la ville.
Isham s'adosse sur sa chaise, moins enthousiaste. L'héritier distingue une certaine déception chez le forgeron.
- Ce n'est pas courant d'envoyer les nouvelles recrues en dehors de la ville, remarque le vieillard. C'était ton choix ? Tu pensais déjà à fuir l'armée ?
Theod poursuit ses explications dans la logique de son hôte.
- Devenir soldat n'a jamais été mon intention première, raconte-t-il. Le service militaire obligatoire m'a été imposé. J'ai préféré y échapper par mes propres moyens.
Le forgeron s'esclaffe de rire.
- Je te comprends bien, dit-il. J'imagine que l'instruction des prêtres aux terres pontificales t'a aussi été proposée à défaut de t'enrôler dans l'armée. Il est cependant tout à fait compréhensible que tu aies refusé cette minable option.
L'héritier décide de renverser la conversation en devenant l'interrogateur.
- Vous semblez beaucoup vous intéresser au palais, remarque-t-il. Vous avez déjà été là-bas ?
Isham lève les yeux au plafond comme pour fouiller dans ses souvenirs.
- J'ai longtemps été au palais, avoue-t-il, mais j'ai finalement décidé de me retirer dans cette petite ville plus tranquille, après mes années de services. La vie au Haut Royaume ne me plaisait pas. Et puis, j'ai toujours rêvé d'être forgeron !
Il lâche un petit rire étouffé.
- Vous étiez soldat ? demande Theod.
Le forgeron s'esclaffe de rire.
- Sûrement pas, répond-il. J'étais médecin royal au palais.
Il prend un air hésitant.
- Si je semble m'intéresser au palais, poursuit-il, c'est parce que j'ai un vieil ami qui est resté parmi les nobles. J'aurais espéré que tu sois plus proche de la famille royale pour avoir de ses nouvelles.
Theod prend soudainement un air étonné. De qui veut-il parler ? L'héritier prend conscience que le vieux forgeron n'est peut-être pas encore au courant de la mort du roi Kyan. Il est d'ailleurs surprenant de voir un ancien médecin royal si loin de la capitale. Il n'est pas commun de s'écarter du Haut Royaume après avoir acquis un poste aussi prestigieux.
- Il s'appelle Georges Winterbridge, déclare Isham. L'as-tu déjà vu ?
L'hériter devient livide en entendant le nom de son oncle. Il y aurait donc un lien entre ces deux hommes. Theod décide de ne pas s'en mêler.
- Ce nom ne me dit rien, annonce-t-il. Je sais simplement que le roi Kyan est mort récemment. L'héritier Theod ne tardera pas à le remplacer.
Un désagréable frisson parcourt le dos du jeune prince. Il n'avait jamais parlé de lui-même de cette façon. Les yeux d'Isham se perdent dans le vide. Cette nouvelle semble l'accabler.
- Il y a une fin à tout, répond le vieillard. Je suis étonné d'apprendre que ce roi ait vécu si longtemps.
Il plonge à nouveau son regard dans celui de Theod en esquissant un bref sourire.
- Assez parlé du Palais, s'exclame-t-il. J'ai encore des questions à te poser. Pourquoi as-tu fui l'armée alors que le Vieux Royaume baigne dans une ère de paix ? Tu ne risquais pas grand-chose en attendant la fin de ton service militaire.
Theod, agacé de mentir, décide de répondre plus franchement.
- Je n'avais pas de temps à perdre au Haut Royaume. Je veux atteindre les terres du Vif-Azur.
Isham écarquille les yeux, puis part soudainement en fou rire. Ses ricanements durent assez longtemps pour que Theod soit persuadé qu'ils ne s'arrêteront jamais.
- Tu as perdu ta boussole ? finit-il par demander ironiquement. Les terres azuriennes sont à l'opposé du royaume ! Quand bien même tu parviendrais à atteindre la chaîne de montagnes, comme la franchirais-tu ?
- J'ai entendu dire au palais que les soldats de Pârces cherchent à atteindre le Vieux Royaume, rétorque Theod. En rejoignant les villages près des montagnes, peut-être que je comprendrais comment ils comptent s'y prendre.
Isham soupire et croise les bras.
- Les technologies issues de leurs industries auront toujours un coup d'avance sur celles du Vieux Royaume, critique-t-il. Si j'étais toi, je ne me risquerais pas d'aller à la rencontre des pârciates. Je doute qu'ils réservent leur courtoisie pour les habitants de notre royaume.
Le forgeron cesse de parler. Il remarque dans le regard du jeune homme une impressionnante détermination.
- Je ne vais pas décider à ta place, finit-il par conclure. Tu es bien libre d'agir à ta guise.
Il se tait à nouveau. La chambre plonge dans le silence. Bien que Theod soit à l'ombre, il sent les gouttes de sa transpirations perler le long de ses tempes sous l'intense chaleur de la journée. Maintenant qu'il sait que le forgeron connaît son oncle Winterbridge, il aimerait en savoir plus sur cet énigmatique personnage. Il comprend cependant que ce n'est pas à lui de poser les questions pour le moment. Isham brise à nouveau le silence.
- Si tu comptes rejoindre les villages au sud des montagnes, alors tu devras inévitablement passer par le Haut Royaume. L'état dans lequel je t'ai retrouvé confirme bien qu'il est dangereux de s'aventurer seul dans le désert. Tu t'exposes cependant au risque d'être reconnu par l'armée et d'être arrêté pour ta fuite.
Isham se lève et tend le reste des tranches de pain à Theod.
- Je t'ai accueilli chez moi et tu m'as conté ton histoire en retour. Tu peux désormais partir quand tu le souhaites. J'ai cependant une faveur à te demander.
L'hériter lève les yeux vers le forgeron.
- Puisque le Haut Royaume est sur ta route, j'aimerais que tu emmènes avec toi une de mes filles adoptives qui doit absolument rejoindre la cité royale. Elle t'aidera à franchir le désert et à rester incognito dans la capitale.
- Que dois-je en retour ? demande Theod.
- Tu es soldat donc tu sais te battre, répond Isham. Tu pourrais la protéger durant le voyage. Une fois que tu l'auras escortée jusqu'à la vieille ville, tu poursuivras ta route seul. Je veux m'assurer qu'elle soit en sécurité jusqu'à son arrivée.
Theod n'est pas sûr de savoir vraiment se battre, mais le compromis lui semble correct. Dans le cas où William Kettbell serait réellement recherché au Haut Royaume, il a intérêt à se faire discret. Un aide serait la bienvenue.
- Je suis d'accord, affirme-t-il. Où puis-je la trouver ?
- De l'autre côté de la ville du Moulin Grincheux, atteste Isham. Tu la trouveras dans l'auberge du Crabe Rouge. Une fois que tu y seras, demande à voir Merina.
Le vieillard se dirige vers la porte de la chambre, puis se tourne vers Theod avant de quitter la pièce.
- Je te remercie d'accepter, Kettbell. Tu auras un équipement de voyage lors de ton départ. Je comptes sur toi pour prendre soin de Merina malgré son caractère particulier. Si tu prends des pincettes, tout se passera bien, aussi bien pour elle que pour toi.



LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant