La vapeur qui s'échappe difficilement des sous-sols du Haut Palais envahit les cuisines d'une épaisse fumée humide et brûlante. Des marmites remplies d'eau bouillante chauffent au-dessus des feux de cheminée contre la paroi des murs rocheux. Des tables sont installées au centre des pièces. L'embrasement des flammes sous les marmites dessinent leurs formes dans l'obscurité. Au bout d'une de ces tables, William Kettbell épluche des pommes de terre par milliers en grognant sous la chaleur insoutenable des cuisines. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Cela fait maintenant trois jours qu'il travaille dans les sous-sols du palais sans avoir de nouvelles de son supérieur Cwen. Ce dernier ne semble pas ressentir la culpabilité d'avoir laissé un soldat se faire sanctionner à sa place. William lance un juron et jette sauvagement les pommes de terre épluchées dans une marmite. Il n'aurait jamais dû accepter de s'aventurer dans les jardins royaux quand Cwen le lui a ordonné, pour récupérer son épée de cérémonie dans la caserne militaire. Peut-être aurait-il dû le laisser y aller lui-même ? Et si le gros garde Bur-Sans-Cervelle l'avait attrapé à sa place ? Le jeune soldat se remet à éplucher ses pommes de terre avec un ricanement étouffé. Il se remémore les mots du gros garde quand celui-ci l'a condamné à trois semaines aux cuisines. Si ce dernier avait su que le jeune soldat s'était permis d'écouter en tapinois la conversation entre Deryn et Theod, William en aurait sûrement eu pour plus longtemps dans les sous-sols du palais.
Un ronflement vient couvrir le bruit d'ébullition de l'eau chaude des marmites. Le cuisinier du palais dort dans le fond de la salle. William soupire. Le lendemain de son arrivée aux cuisines, les soldats volontaires pour travailler aux sous-sols avaient reçu l'ordre de reprendre leur poste au palais. Il s'était alors retrouvé seul avec le cuisinier sans connaître les causes de ces agitations. Depuis, il cuisine de l'aube au crépuscule sans arrêt en attendant que le cuisinier prenne la relève de nuit. William soupire une nouvelle fois en y pensant. Il ne tiendra sûrement pas le reste des trois semaines à cette cadence.
Il dépose son couteau sur la table, dépité, puis s'approche d'un pas lent vers l'une des rares fenêtres qui s'ouvrent sur l'extérieur. Les cuisines aux sous-sols du palais sont en réalité creusées au sommet des falaises, au-dessus de la vieille ville du Haut Royaume. Quelques ouvertures sous l'apparence de fenêtres troglodytes apparaissent alors sur la façade des parois rocheuses, encadrant la cascade d'eau qui chute depuis les jardins royaux jusqu'à la partie inférieure de la citadelle. William s'accoude au rebord de la fenêtre et contemple la vieille ville du haut des cuisines, comme à son habitude. A quelques mètres sur sa gauche, la force de la cascade qui s'écrase brutalement au pied des falaises propulse un puissant souffle d'air venant ébouriffer ses cheveux. Il inspire une grande bouffée d'air en fermant les yeux. Le jeune soldat imagine sa promise à ses côtés, admirant la vue avec lui. A l'heure qui l'est, Emilia Greene doit sûrement aider son père dans la boutique d'orfèvrerie. Que ferait ce dernier s'il savait que son futur gendre était puni aux cuisines ? William préfère ne pas y penser et tire sa montre de sa poche. Il actionne une énième fois le mécanisme qui ouvre le clapet et regarde l'heure. Son regard se perd mélancoliquement sur le portrait de la jeune fille qui orne l'intérieur du couvercle. Il effleure les écritures gravées sous la fine plaque de verre et les répète en boucle dans sa tête : « Voilà un moyen de ne pas perdre son temps, pour W.F. Kettbell ». Le jeune soldat referme le clapet et range la montre dans sa poche. Il dirige son regard au pied des falaises pour scruter les ruelles de la ville, comme s'il était possible de trouver Emilia dans ce dédale. Son cœur languit déjà de la revoir.
Des tintements dans le fond des cuisines attirent son attention. Cela annonce sans aucun doute l'arrivée de quelques visiteurs. William pense tout de suite à Cwen. Il replonge dans l'air brûlant des sous-sols pour réhabituer ses yeux à l'obscurité. Il aperçoit deux ombres passer près des feux sous les marmites. Le soldat s'assoit à sa table et se remet à éplucher les pommes de terre.
- Qui est-ce ? demande-t-il en ne reconnaissant pas la silhouette de Cwen.
- Nous venons remettre un travail spécial au maître de cuisine, répond l'un des deux inconnus.
William reconnait la voix d'un dénommé Maynard Campbell, un noble du palais qui s'était présenté au cuisinier la veille pour demander des informations sur l'organisation des sous-sols. Il est apparemment de retour avec un ami. Que veut-il ?
- Le maître cuisinier est au repos, informe William. De quoi s'agit-il ? Je peux lui transmettre l'information si vous le désirez.
William distingue désormais les somptueuses pièces d'étoffe que portent les nobles. Ces deux-là sont sans aucun doute des proches de la lignée royale.
- Cela ne peut pas attendre et nous devons lui transmettre l'information de vive voix...
Le second noble qui restait silencieux jusqu'à maintenant, interrompt sèchement Maynard en pointant du doigt l'uniforme militaire du jeune soldat posé dans un coin de la salle.
- Vous n'êtes pas qu'un simple cuisinier, n'est-ce pas ? interroge-t-il. Pourquoi n'êtes-vous pas à votre poste auprès des autres soldats ?
William le dévisage avec un regard interrogateur. Pourquoi la vue de son uniforme paraît-elle l'offusquer ? Il décide de répondre franchement.
- J'ai été condamné à trois semaines dans les sous-sols après avoir commis une faute grave. Je n'ai pas été rappelé depuis.
Maynard reprend la parole en haussant le ton.
- N'essayez pas de nous mentir ! Tous les soldats ont été rappelés pour sécuriser le palais. Avouez plutôt que vous vous cachez pour fuir vos responsabilités !
Les deux nobles regardent fixement William. Le jeune soldat reste muet, les sourcils froncés. L'incompréhension se lit sur son visage. Un long moment s'écoule devant le crépitement des feux de cuisines. William lance à nouveau un regard interrogateur. Maynard devient soudainement pâle. Il se tourne vers son acolyte.
- Jesse, murmure-t-il. Je crois qu'il ne sait pas, par les sept...
Le dénommé Jesse s'approche du soldat avec une allure plus détendue. Il ne le lâche pas un seul instant du regard.
- Vous n'êtes pas au courant du triste décès de notre roi Kyan ?
William devient pâle à son tour. Ses yeux se perdent dans le vide.
- Ni même de l'assassinat de notre nouveau haut roi, le prince Theod ? poursuit Jesse.
Cette fois-ci, William les dévisage avec insistance pour s'assurer qu'il ne s'agit pas d'une plaisanterie de mauvais goût. Le ton grave des deux nobles ne laisse pourtant aucune place au doute. Maynard tire Jesse à l'écart des tables en s'adressant directement à William.
- Patientez un moment, soldat. Nous revenons dans un instant.
Les deux nobles disparaissent de la salle. Le soldat se retrouve à nouveau seul dans les sous-sols en oubliant les ronflements du cuisinier derrière lui. L'héritier est mort assassiné ? Cela explique pourquoi les autres soldats ont dû regagner leurs postes. William tente de se rappeler la conversation entre Deryn et Theod dans les jardins. Le fils du roi planifiait de fuir la capitale dès la fin de la cérémonie de fin d'année. Il aurait donc été assassiné le soir même avant son départ pour Vif-Azur ? Et le roi Kyan serait mort la même nuit ? Deryn aurait-elle donné l'ordre d'assassiner son frère pour l'empêcher de fuir ? Ça n'a pas de sens.
Le jeune soldat rassemble ses pommes de terre épluchées dans un coin de la table en tremblant. Une enquête a dû être lancée. Si le gros garde Bur-Sans-Cervelle affirme l'avoir vu sortir des jardins royaux, alors il devient un suspect important. Le palais n'hésitera pas à reporter la faute sur les épaules d'un jeune soldat sans importance. Sa situation est bien plus grave que ce qu'il pensait. Il doit fuir au plus vite.
William se précipite sur son uniforme. Il remarque du coin de l'œil les deux nobles refaire leur apparition dans la salle des cuisines. Il se fige instantanément en pointant son regard sur eux. Un large sourire marque leur visage blême.
- Où allez-vous donc ? l'interroge Maynard.
William sort le premier mensonge qui lui vient à l'esprit.
- C'est l'heure de ma pause, monseigneur.
- Voilà qui est bien fâcheux.
Le comportement de Maynard semble beaucoup moins agressif que d'habitude. William continue à le fixer en attendant que celui-ci poursuive.
- Nous avons décidé de vous remettre la tâche que nous voulions confier au maître cuisinier, soldat. Vous obtiendrez une récompense en échange, bien entendu.
- Je vous écoute, répond William sur un ton méfiant.
- Nous nous engageons, son altesse Jesse Darleston ici présente et moi-même, à abréger votre punition aux cuisines. Nous vérifierons par nos propres soins à ce que vous regagnez votre poste de soldat dès demain au palais.
William se rassoit à sa table, près des pommes de terre. Peut-être devrait-il attendre de sortir des cuisines avant de fuir le palais. Il pourra se renseigner sur l'avancée de l'enquête et savoir si les pistes le mènent malencontreusement à lui.
- Cette offre est difficile à refuser, dit-il. Que voulez-vous que je fasse en retour ?
Jesse s'avance vers lui et dépose un flacon sur la table. Le visage de Maynard devient soudainement plus grave.
- Nous aimerions que vous versiez cette liqueur dans les repas de la suite royale. Nous vous donnerons régulièrement d'importantes primes pour que vous gardiez le silence.
William les regarde maintenant avec horreur. Ces deux nobles sont les assassins. Ils veulent maintenant s'attaquer à Deryn. Voyant que le soldat ne répond pas, Maynard poursuit son plan.
- Regardez-vous, soldat. Vous avez été oublié aux cuisines. Personne ne se soucie de vous. Il se peut que vous restiez bloqué ici jusqu'à que vous vous étouffiez avec cette chaleur. Alors acceptez-vous cette offre ?
William a devant lui les véritables coupables. S'il les dénonce, il évite d'être accusé à leur place.
- Je refuse.
Le visage de Maynard se décompose sur le champ. Jesse lâche un petit rire étouffé et prend la parole.
- Je crois que vous n'avez pas bien saisi, soldat. Vous n'avez pas le choix. Soit vous faites ce que nous vous ordonnons de faire, soit on vous réduit définitivement au silence. Vous en savez déjà beaucoup trop.
William se concentre. Il ne doit pas laisser ces vermines s'en sortir. La seule façon d'éviter l'injustice est de les dénoncer au plus vite. Le jeune soldat remplit ses poumons d'air, et ce met à hurler.
- Gardes !
Jesse et Maynard sursautent, surpris. William remarque la panique les envahir. Il continue de hurler. Maynard observe Jesse, ne sachant plus quoi faire. Jesse répond à son regard avec un signe de tête et se met à appeler la garde à son tour. William l'observe sans comprendre, bouche bée. Maynard ne réfléchit pas et imite son acolyte en hurlant de toutes ses forces. Les cris du soldat et des nobles se mélangent, résonnant affreusement entre les parois des cuisines. Leurs beuglements sont insupportables, mais aucun d'eux ne s'arrête. Des gardes apparaissent dans les sous-sols, pendant que le cuisiner se réveille en sursaut dans le fond de la pièce. William arrive à prendre la parole en premier.
- Ces deux nobles m'ordonnent d'empoisonner les plats de la suite royale pour assassiner notre altesse Deryn ! Arrêtez-les !
Jesse attire rapidement l'attention des gardes dans son accoutrement de seigneur.
- C'est faux ! Nous venons au contraire empêcher ce soldat d'empoisonner les plats ! J'ordonne qu'on l'arrête.
William se met à rire de cette absurdité avant de comprendre la situation. La parole de deux nobles vaut bien plus que celle d'un soldat puni aux cuisines. Les gardes se tournent vers lui. La panique envahit le jeune soldat.
- Non ! Vous ne pouvez pas les croire ! Il s'agit de Jesse Darleston et Maynard Campbell ! Ce sont eux les assassins !
Les gardes se précipitent soudainement sur lui. William a juste le temps de se dégager en leur jetant violement une poignée de pommes de terre au visage et de reculer vers les parois de la salle. Il se retrouve adossé contre l'encadrement de la fenêtre qui s'ouvre sur le ravin des falaises. Face à lui, les conspirateurs et les gardes lui bloquent le passage vers la sortie des sous-sols. Il ne lui reste plus qu'un seul moyen de fuir...
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LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux Royaume
FantasyLe système monarchique du Vieux Royaume s'affaiblit et se retrouve vite sous l'emprise des conspirateurs. Deryn, l'héritière du trône, tente en parallèle de rétablir la paix entre les grandes puissances. Les habitants du royaume, découragés par la...