Un prêtre allume une par une les bougies de la bibliothèque. Sa robe blanche réfléchit l'ambiance tamisée des couloirs de parchemins. Un autre prêtre passe quelques coups de balai derrière une colline de livres pour s'installer en tailleur. Un nuage de poussière se forme entre les étagères. Le silence règne dans la grande salle des ouvrages. Au fond de la bibliothèque, là où reposent les plus vieux écrits, Keith est assis entre deux étagères. Le parchemin volé dans les appartements de Mashir est posé devant lui. Le jeune apprenti tient entre ses genoux un grand dictionnaire des langues anciennes. Il déchiffre peu à peu le manuscrit durant la journée entière.
Keith s'est décidé à fuir les terres Pontificales le plus tard possible, quand Mashir s'apercevra de la disparition du parchemin. L'élève profite des ressources infinies de la bibliothèque de la Sainte Cité pour traduire le texte. Cependant, ses connaissances en langues anciennes sont très médiocres et la traduction risque de lui être rapidement fastidieuse. Il n'arrive parfois à déchiffrer que quelques mots d'une phrase. Il les tourne alors dans tous les sens en espérant trouver un lien logique entre eux. Keith a toutefois saisi le parallèle avec les enfers. Le parchemin décrit le combat mythologique des dieux contre le gros scarabée géant sorti du monde souterrain. L'apprenti relit ses notes.
Le Morgörek, dévoreur des âmes, monstre affamé des enfers, creuse un tunnel au plafond pour surgir dans le monde de la surface. Les dieux descendent sur le monde des hommes pour abattre le démon. La bataille ne dure que le temps d'un soupir.
Ce que Keith ne savait pas, c'est que dans les détails du mythe, le Morgörek entraîne les dieux dans sa chute aux enfers. Ils l'auraient alors achevé à cet instant, dans le monde souterrain.
L'apprenti plonge son visage dans ses mains en se remémorant ce qu'il avait lu par hasard au sujet du gardien des Enfers. Ce dernier surveille l'unique porte qui lie le monde d'en bas avec la surface. Il est l'immortel qui fait barrage à quiconque tente de revenir des souterrains. Ce personnage mythologique aurait donc enfermé les dieux aux enfers ? Mais pour quelles raisons ? Parce que son devoir l'oblige à leur faire barrage, ou bien parce qu'il est de mèche avec le Morgörek ?
Keith soupire. Tant de questions et si peu de réponses. Les mots de son précepteur Grimmor lui reviennent en tête. Les dieux demeurent aux enfers. Ces derniers n'auraient donc pas réussi à rejoindre les cieux après la bataille. Pourtant le gros scarabée géant a accompli l'impossible en creusant le plafond. Alors pourquoi les dieux ne seraient-ils pas sortis par le tunnel ? Il ne s'agit pourtant pas là de simples mortels. Les dieux sont capables de tout. D'autres mythes racontent d'ailleurs des allers-retours aux enfers sans que le héros soit bloqué à l'intérieur. Qu'est-ce qui les empêchent de partir ?
L'élève ferme l'énorme dictionnaire qui commence à lui peser sur les jambes. Ce manuscrit lui indique pour l'instant que les dieux ne sont jamais sortis des enfers. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que les hommes sont abandonnés à leur triste sort ? Que les habitants de la surface ont cessé de croire en leur divinité pendant une période de l'Histoire ? Ou bien qu'il est illusoire de croire en la force surnaturelle et supérieure des divinités ?
Keith sent des douleurs lui marteler le crâne. Il n'arrive plus à réfléchir. Il contemple avec agacement les lignes du manuscrit qu'il n'a pas fini de traduire. Le texte semble interminable. L'apprenti lâche un grognement et enroule le parchemin dans son sac. Il lit une dernière fois le reste de ses notes sur son calepin. Il avait écrit un mot récurrent dans le texte dont il n'avait pas trouvé la traduction dans le dictionnaire : « Kir'hom ». Il avait aussi écrit la phrase : Les Enfers ont un serviteur pour s'occuper des âmes, mais sans trouver le sens du dernier mot de la version originale : « 'oeb ». Keith se méfie de ce mot qui peut donner un sens complétement différent à la phrase.
Il range son calepin dans son sac avec hésitation. Ses yeux s'écarquillent soudainement. Une nouvelle énergie vient illuminer son visage. Il sent les muscles de son cerveau se détendre. Keith éprouve enfin le sentiment d'avoir compris. Kir'hom est sûrement le nom propre d'un personnage mythologique dont il ne connaît pas l'existence. Les Enfers ont un serviteur pour s'occuper des âmes. Peut-être que Kir'hom est le serviteur des Enfers ? Cela paraît étrange qu'il n'ait jamais entendu parler d'un serviteur des enfers auparavant. Peut-être est-ce un autre nom pour désigner le Morgörek ?
Le jeune apprenti réfléchit longuement. Kir'hom peut aussi désigner un lieu. Keith se précipite vers une étagère de la bibliothèque et sort rapidement un vieux livre. Il ouvre la dernière page et découvre une ancienne carte du continent. Les nomenclatures sont écrites dans une langue ancienne. Il parcourt du regard la cartographie un court instant, puis se fige aussitôt. Au-dessus de la capitale actuelle des terres du Vieux Royaume, le nom Kir'hom apparaît. Keith lève un sourcil, victorieux. Il sort son calepin et note l'emplacement. Le lieu ne correspond à aucun endroit connu sur sa carte récente. Il s'agit seulement d'un minuscule point au milieu du désert des terres du Vieux Royaume. Cet endroit a dû inspirer le mythe de la bataille. Peut-être trouvera-t-il un sanctuaire, ou des indices sur la légende des enfers ?
Maintenant que l'apprenti sait où aller après sa fuite de la Sainte Cité, il décide de jeter un dernier coup d'œil dans le dictionnaire. « 'Oeb » doit être un verbe conjugué. Keith comptait chercher le lendemain, mais il décide finalement de poursuivre sur son élan. Il parcourt la liste des verbes et finit par trouver « 'oera » qui se conjugue « 'oeb » à l'impératif. Keith ouvre grand la bouche, ébahi. Ainsi la phrase se traduit par un sentiment d'obligation: Les Enfers doivent (toujours) avoir un serviteur pour s'occuper des âmes.
Toutes les informations assimilées durant sa recherche se bousculent dans sa tête. Keith comprend désormais la vérité qui a déclenché la crise de son précepteur Grimmor lors de sa première instruction aux terres Pontificales. Les Enfers doivent (toujours) avoir un serviteur pour s'occuper des âmes. Cela vient maintenant comme une évidence. Si le Morgörek est abattu, qui prendra sa place aux Enfers pour s'occuper des âmes ? Ainsi les dieux ont préféré achever le Morgörek pour sauver les habitants de la surface, acceptant inéluctablement la malédiction de prendre sa place.Keith finit de ranger ses affaires. Au moment de replacer le dictionnaire sur l'étagère, il décide finalement de le glisser discrètement dans son sac en s'assurant que personne ne l'ait vu. L'épais ouvrage sera encombrant lors de son voyage, mais il sera nécessaire pour la suite de la traduction. L'apprenti rejoint la sortie de la bibliothèque en tapinois. Il remarque des gardes surgir au pas de course à l'extérieur. Le prêtre Mashir est peut-être déjà à la recherche du parchemin. Keith entre-ouvre la porte de sortie. Une voix glaçante l'appelle derrière lui. L'apprenti se fige. Cette voix lui est malheureusement déjà bien familière.
- Keith ! répète la voix.
L'apprenti se retourne et aperçoit le prêtre Mashir. En parlant du loup. Soit ce dernier sait pertinemment que Keith a le manuscrit, soit il ne sait rien encore. L'élève décide de faire comme si de rien n'était. Il se tourne entièrement pour lui faire face et tente de sourire le plus agréablement possible.
- Prêtre Mashir, qu'y a-t-il ?
Un air morne assombrit son visage plus que d'habitude. Il s'avance d'un pas décidé vers le jeune apprenti, les bras et les jambes tendus.
- Je voulais m'assurer que tu n'aies pas oublié tes cours sur l'Histoire sacrée qui reprennent dès demain matin. Je t'attendrai dans le temple principal au lever du soleil.
Les mots de Mashir sonnent comme un ordre. Keith répond promptement, presque terrifié par l'humeur du prêtre.
- Entendu. Je serai là sans faute.
Bien sûr que non qu'il ne sera pas là. Vu son état, Mashir a sûrement dû se rendre compte que le parchemin a disparu, mais il ne sait probablement pas qui l'a volé, quand et comment. Keith espère être déjà loin quand le soleil se lèvera le lendemain. Le prêtre marque un temps de pause avant de poursuivre.
- Je vois que tu t'es déjà familiarisé avec la grande bibliothèque de la Sainte Cité.
Mashir tire brusquement un livre du sac de Keith. L'apprenti recule, sur la défensive. Si le vieux prêtre découvre le dictionnaire des langues anciennes dans son sac, il est cuit. Mashir lit le titre de l'ouvrage.
- « Histoire des Enfers ». Je vois que tu essaies de prendre de l'avance.
Il feuillette rapidement les pages du livre.
- Le gardien des enfers, poursuit-il. Personnage très important...
Il referme brusquement le livre en détachant son regard des pages. Il le tend au jeune apprenti.
- Mais ne soit pas trop curieux, Keith. Il ne faut pas survoler les contes mythologiques si rapidement si tu veux t'en souvenir plus tard.
Keith reprend le livre avec un air méfiant. Mashir se baisse vers lui pour lui parler à voix basse.
- Cela dit, si tu vois quoique ce soit d'étrange ici pendant ton séjour aux terres saintes, n'hésite pas à me prévenir.
Le jeune élève range rapidement le livre dans son sac. Le prêtre balaye furtivement du regard les alentours, méfiant, avant de s'adresser une dernière fois à son nouvel apprenti.
- A demain, Keith.
Keith salue le prêtre Mashir d'un hochement de tête. Il l'observe s'éloigner dans la bibliothèque, les mains crispés sur son sac. Ce prêtre peut facilement paraître perfide quand il le veut. Il est enfin temps de partir loin d'ici.
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LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux Royaume
FantasyLe système monarchique du Vieux Royaume s'affaiblit et se retrouve vite sous l'emprise des conspirateurs. Deryn, l'héritière du trône, tente en parallèle de rétablir la paix entre les grandes puissances. Les habitants du royaume, découragés par la...