Chapitre 41 : La promise

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Le soleil, haut dans le ciel dégagé, surplombe les terres du Vieux Royaume. La chaleur est particulièrement écrasante dans les ruelles de la capitale. Les passants agitent nerveusement leurs éventails, scrutant les moindres recoins ombragés. Ils attendent avec impatience la fin de l'après-midi, quand le Haut Palais au sommet des falaises cachera la vieille ville du soleil et que le vent soufflera à nouveau une légère brise.
Le climat aride n'empêche pas les citadins d'exercer leur routine habituelle. Les marchands réapprovisionnent leurs étals, les aubergistes nettoient leurs façades, les gamins des rues courent sur les pavés. Cette journée banale dans les ruelles de la vieille ville n'annonce rien d'alarmant. Pourtant, la peur se lit sur le visage des habitants. Le menton baissé, les yeux dans le vide, chacun évite le regard des soldats menaçants qui pullulent les allées depuis l'assassinat des rois.

Des éclats de voix grondent par-dessus les fenêtres ouvertes de l'orfèvrerie. Emilia Greene sort de la boutique aussitôt, les yeux gonflés. Les soldats chargés de garder sa porte la salue avec une rapide révérence. La jeune femme les ignore et inspire une longue bouffée d'air pour ne pas perdre son calme. Son père apparaît au premier étage, penché au rebord du balcon.
— Tu ne peux pas fuir à chaque fois qu'on aborde la discussion, crie le vieil homme à sa fille. Ton traître m'a fait perdre encore trois clients cette semaine. Tu me dois cinq pièces d'or pour compenser !
Emilia ne surenchérit pas. Tous ses muscles se crispent, prêts à exploser. Elle se contente de dévisager les soldats avec un air sombre.
— Je n'ai rien à faire de votre fausse sympathie. Foutez-moi la paix !
Elle se met à marcher nerveusement, laissant son père brailler derrière elle. Les gardes la suivent, habitués à son comportement agressif.
Rien n'est facile pour les habitants depuis que la Cour du Haut Palais a ordonné aux soldats de surveiller la vieille ville. Après la mort des rois, les troupes ont envahi les ruelles pour enquêter sur les conspirateurs. Certains habitants ont été embarqués sans raison. Des maisons ont été fouillées. Les passants se font discrets pour ne pas attirer l'attention des soldats. Ils restent chez eux la plupart du temps pour éviter les problèmes inutiles.
Emilia s'engage dans l'avenue du Pickton Bridge sans faire attention aux affiches collées sur la façade des maisons. Le portrait de William Kettbell, le suspect majeur de l'assassinat des rois, hantent les rues de la capitale. Ces avis de recherche font honte à la famille d'orfèvres. Emilia ne se cachait pas d'être la promise de William lors de son départ au Haut Palais. Le couple prévoyait déjà de se marier à son retour du service militaire obligatoire. Mais maintenant, la jeune femme paie le prix d'être la promise d'un assassin. Ses parents perdent de nombreux clients. Sa liaison avec le jeune soldat a suffi pour briser la réputation de l'orfèvrerie. Ses proches ne lui adressent plus la parole. Sa seule compagnie sont les soldats qui la suivent de partout, alarmés par le moindre détail pouvant les mener à William.
La jeune femme se force à sortir les heures les plus chaudes pour éviter de croiser trop de monde. C'est aussi un moyen pour elle d'éviter la boutique de son père. Elle vagabonde dans les ruelles de la vieille ville sans but précis. Ses balades ne semblent pas gêner les soldats qui l'accompagnent. Quand les boutiques réouvrent, elle se réfugie chez elle, souvent pour pleurer toutes les larmes de son corps. Il lui est impossible de trouver du travail dans sa situation, ou de nouer des liens avec de nouvelles personnes.

Une petite fille déboule d'une ruelle et se retrouve nez à nez avec la troupe qui accompagne Emilia. L'enfant perd son humeur amusé, intriguée par les gardes. Sa mère fait à son tour son apparition. Son visage se décompose à la vue des soldats. Elle s'empresse de prendre la main de sa fille et l'invite à faire demi-tour. Emilia ferme ses yeux pour ne pas croiser le regard agressif de la passante. L'affaire dure depuis assez longtemps pour que sa mauvaise réputation soit connue dans toute la ville. Son quotidien est devenu un vrai cauchemar. Qu'à fait William ? Est-il réellement un meurtrier ? Où est-il ? Un sentiment d'incompréhension envahie la jeune femme quand elle se pose ses questions. Elle n'a aucune nouvelle de lui depuis la mort des rois. Il est impossible de savoir si ce dernier a tenté de la rejoindre ou si il a fui la ville. Il est peu probable en tout cas qu'il soit toujours au Haut Palais, caché quelque part. William a brisé la vie de sa promise et elle ne sait pas si elle doit le détester. Il est peut-être mort à l'heure qu'il est.

Emilia alterne entre les rues sans savoir où aller. Elle s'engage dans une ruelle réputée pour être la plus sombre du quartier. La route ne mène nulle part, hormis au triste orphelinat du Haut Royaume. Il s'agit peut-être du bâtiment le plus lugubre de la cité. L'allée est très peu animée, la jeune femme ne croisera personne. Ou presque. Emilia s'arrête brusquement. Les soldats derrière elle font un petit saut sur le côté pour s'arrêter sans la bousculer. Face à eux, une personne est allongée devant la porte de l'orphelinat. Elle est vêtue d'une tenue de prêtre très mal entretenue. Un des gardes s'empressent d'examiner le corps inerte.
— Cette personne vit encore, annonce le soldat. Il s'agit sans aucun doute d'un ivrogne assoupi. Faisons demi-tour. Il n'y a rien d'intéressant à voir par ici.
Emilia ne quitte pas la silhouette des yeux. Quelques affaires de voyages se trouvent aux pieds de l'inconnu. Qu'est-il arrivé à cette pauvre âme ?
Remarquant que la jeune femme ne s'exécute pas, le soldat insiste pour rebrousser chemin. Emilia finit par accepter, le regard vide. La troupe regagne la place Anton 1er. L'espace est également peu animé à cet endroit. Aucun ivrogne ne jonche le sol cette fois-ci. Il est difficile de s'entendre parler avec la cascade qui chute depuis le Haut Palais, au sommet des falaises. Ce n'est pas un lieu pour discuter calmement. Cependant, le bassin qui accueille l'écoulement d'eau dégage un courant d'air rafraichissant.
La jeune femme s'assoie sur un banc et contemple l'aménagement de la falaise. La structure des élévateurs ancrée dans la roche grimpe jusqu'au palais. Elle rêve parfois d'emprunter l'une de ses cabines pour se rendre au sommet. Il doit y avoir des indices qui pourraient l'aider à mieux comprendre ce qu'il s'est passé avec William. En réalité, personne ne sait ce qu'il se trame là-haut. Maintenant que le roi Kyan et son héritier Theod sont morts, la Cour a pris la relève, mais il est impossible d'en savoir plus.

Une silhouette s'installe sur le banc, aux côtés d'Emilia. Il ne s'agit pas d'un soldat, aucun d'eux ne se le serait permis. La jeune martyre tourne la tête et découvre Faÿmi, la seule voisine qui ose encore l'approcher. Emilia ne sait pas grand-chose de Faÿmi. Il lui est d'ailleurs difficile d'en apprendre d'avantage, car elle l'a toujours connue muette et solitaire. Les deux femmes se sont rapprochées durant ces dernières épreuves. Le quotidien casanier d'Emilia commence à ressembler à celui de l'étrange femme. Auparavant, La jeune Greene ne lui prêtait pas beaucoup d'attention. Mais maintenant, elle est son seul contact humain.
Faÿmi est connue pour sa connaissance des plantes. Certains la considère comme une sorcière. C'est pour cela qu'elle a toujours vécu seule, à l'écart des autres. Quelques familles l'appellent parfois pour ses connaissances en médecine. Elle est très douée pour s'occuper des malades.
L'étrange voisine tend un bouquet à la jeune femme. Il n'y a pas beaucoup de couleurs. Emilia accepte le cadeau et la remercie d'un hochement de tête. Le bouquet est très mal composé. Trop de feuilles vertes accompagnent les pétales. Emilia ne s'en plaint pas. Elle essuie une larme. La compagnie de la muette est très étrange, mais cela reste plus agréable que la compagnie d'un ivrogne inconscient.


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant