Prologue : Une image des Dieux

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        Keith se tient debout dans le naos*, une torche à la main. Ses bras tremblent d'excitation. Son précepteur entrera d'un moment à l'autre dans le temple pour lui enseigner sa première leçon sur l'Histoire Sacrée. Pour l'occasion, Keith s'est soigneusement vêtu de la coule grise qui lui avait été remise le premier jour. Il l'avait reçue dès son arrivée à la cité des terres Pontificales mais n'avait pas eu le temps de l'essayer jusqu'alors. Ce ne fut que trop tard qu'il s'aperçut que la robe était un peu trop large pour sa taille.
   - Les prêtres doivent sûrement bien manger ici, marmonne-t-il.
        Keith lâche un petit rire moqueur. Le prêtre qui lui avait ouvert les portes de la Sainte Cité ce jour-là était ventripotent. Peu importe. Un bon coup de ceinture et le problème est réglé.
Le grincement d'une porte résonne dans le temple. Un frisson parcourt le dos de l'élève. Un prêtre, tout de blanc vêtu, fait son apparition dans le naos. Le bruit sourd de ses pas se rapprochent jusqu'au jeune élève.
    - Keith, je présume ?
    - lui-même !
         Keith se tient au garde-à-vous, droit comme un piquet. Le prêtre fait un léger mouvement vers l'avant en guise de salutation. Ses articulations endolories craquent. Il fait la grimace. Les traits marqués de son visage ne laissent aucun doute sur son âge avancé. Le vieil homme se racle la gorge et redresse son dos, le regard lassé.
    - Bien. Je suis le prêtre Grimmor. Je suis celui qui va t'accompagner tout au long de ton séjour ici. Ne touche à rien et reste à l'écart des parois du temple quand ta torche est allumée. Ne perdons pas de temps et allons directement vers la première fresque. J'espère que tu as pris de quoi noter.
         Keith s'empresse de sortir maladroitement un calepin de sa sacoche en manquant de faire tomber ses affaires. Le prêtre Grimmor s'avance dans la salle sans attendre et s'approche d'un mur plongé dans l'obscurité. Le vieux prêtre décroche une lanterne de sa ceinture et craque une allumette. Il fait signe à Keith d'approcher doucement sa torche. Ce dernier s'exécute jusqu'à ce que la fresque qui recouvre le grand mur soit entièrement éclairée.
    - Keith, tu as là sous les yeux l'une des plus anciennes fresques de la Cité. Elle représente l'arrivée des Dieux sur nos terres, il y a de cela plus de 3 000 ans avant notre ère.
         L'élève l'interrompt.
    - Oui ! Je connais bien cette histoire. Ils sont venus et...
         Grimmor l'interrompt à son tour.
    - Tu as l'air de savoir beaucoup de choses, Keith, mais ne me coupe jamais la parole quand je parle.
         L'apprenti se tait et baisse la tête. Le prêtre se retourne vers le mur en pointant avec sa lanterne les différentes parties de la fresque.
    - Bien, je reprends. Il y a trois mondes : « Les cieux » où vivent les Dieux, notre monde, et ce qu'on appelle « les enfers » : un monde sous terre.
        Grimmor jette un coup d'œil à son disciple pour être sûr que celui-ci ne lui coupe pas la parole une seconde fois avant de reprendre plus tranquillement.
    - Dans les enfers vivait une divinité que nos anciens nommaient le « Morgörek ».
         Keith le coupe de nouveau.
    - Oui ! Je crois connaître ! Vous parlez bien du gros scarabée géant qui était condamné à manger les âmes des défunts ? Un jour il eut si faim qu'il creusa le plafond des enfers pour atteindre notre monde et manger tous les habitants du continent. C'est pour cela que les Dieux sont intervenus.
         Grimmor commence à perdre patience.
    - Ce n'est pas un « gros scarabée géant » ! Certes, il est représenté avec six pattes et une épaisse carapace noire... mais ça ne fait pas de lui un scarabée ! Et par les Sept je t'en supplie, ne m'interromps plus !
         Keith baisse de nouveau la tête, désolé.
    - Veuillez m'excuser. Vous n'aurez plus à me reprendre.
    - J'espère bien. Tu commences mal pour une première journée. Où en étais-je ? Ah oui... le Morgörek. On peut dire que tu as compris l'histoire, en soi, mais essaie de la maîtriser avec les termes exacts. Il serait dommage de faire des contre-sens à cause d'une description si grossière des divinités.
         Keith continue de fixer le sol. Son précepteur paraît fatigué de raconter une énième fois ce mythe que tout le monde connaît. Même sur la fresque, le Morgörek ressemble drôlement à un gros scarabée géant. Ce n'est pas étonnant qu'il ait eu si faim avec sa taille. Les Dieux sont descendus sur le monde des mortels pour l'achever alors qu'il tentait d'atteindre la surface, à la suite de quoi ils sont repartis dans les cieux célébrer leur victoire. Ce n'est quand même pas complexe comme histoire. Bien sûr cela reste un mythe, sûrement rempli de symboles et de métaphores, que l'on raconte aux enfants avant qu'ils ne s'endorment le soir.
         Keith réalise que son précepteur ne parle plus. Il redresse la tête et le regarde avec surprise. Celui-ci a la bouche grande ouverte, le front en sueur et les yeux entièrement blancs. Keith recule de trois pas, horrifié. Il essaie de l'interpeller mais sa gorge reste coincée. Le prêtre se met soudainement à marmonner des mots.
    - Le Morgörek... le Morgörek... C'est donc ça...
         Keith est soulagé de l'entendre parler. Il tente alors quelque chose pour attirer son attention.
    - ... Vous parlez bien du « gros scarabée géant » ?
         Grimmor pousse un hurlement de terreur. Keith, surpris, s'empresse de se boucher les oreilles. Que se passe-t-il ? Une tradition pour accueillir les nouveaux apprentis aux terres saintes ? On lui en avait vaguement parlé au Haut Royaume, mais sans jamais préciser de quoi il s'agissait. Le prêtre se met à courir vers la sortie, la tête plongée dans ses mains, criant de plus belle.
    - Non ! Cela ne se peut !
         Keith, hésitant, décide de le suivre quand ce dernier sort du temple en donnant un coup de pied brusque dans la porte. Cela semble plus inquiétant qu'une simple tradition. Son maître se laisse tomber sur les genoux face aux marches de l'escalier extérieur. Sa tête est levée vers le ciel et ses mains s'entortillent entre elles, comme pour débuter une prière. Les prêtres aux alentours de la cour se précipitent vers Grimmor, alertés par le vacarme. Keith s'approche et tend l'oreille. Les murmures interrogateurs des vieux hommes lui confirment qu'il ne s'agit pas d'un comportement banal.
         Son précepteur, devenu trop brusque, est maintenant immobilisé au sol par d'autres hommes à la tunique blanche. Il se débat un court instant, mais finit par reprendre une part de son esprit. Un prêtre, plus grand que les autres, se tient face à lui. Grimmor continue de marmonner des bouts de phrases incompréhensibles. Il paraît plus calme. Il ouvre les yeux et reconnaît son saint frère penché sur lui.
    - Mashir, frère Mashir !
        Le présumé Mashir essuie le front transpirant de Grimmor avec une serviette blanche.
    - Dites-moi tout, frère Grimmor. Une vision des divins ?
    - J'espère bien que non ! Que les Sept nous sauvent, s'ils le peuvent.
    - Ça n'a pas de sens voyons... Expliquez-moi.
    - Frère Mashir... une image m'est venue...
         Le vieux prêtre avale deux fois sa salive avant de poursuivre sa phrase.
    - ...une image où les Dieux étaient morts.


*Intérieur d'un temple.

LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant