Les étals du marché du Moulin Grincheux se situent dans le quartier des marchands nomades. La grande place commerciale est entourée de baraquements qui accueillent les voyageurs venus du Port de l'Ouest. Le Moulin Grincheux à la lisière du désert est pour la plupart la dernière étape d'un long voyage depuis les terres pontificales. Ce village réservoir notoire de hors-la-loi cupides et sans honneur terrorise les marchands les moins avertis. Ils imposent la loi du plus fort sur le marché. Les étrangers ne s'y risqueraient pas s'ils n'avaient pas en échange les ressources minières du désert.
Le village du Moulin Grincheux est à nouveau écrasé par la chaleur étouffante de la journée. Le soleil éblouissant surplombe les ruelles désertes en effaçant chaque recoin d'ombre. Aussi inhabituel soit-il, des formes mouvantes viennent rompre la tranquillité du paysage figé du boulevard des commerces. Deux silhouettes font leur apparition derrière un angle de rue en bravant courageusement l'atmosphère aride des lieux.
Merina marche d'un pas ferme sur la terre sèche et fissurée. Elle porte sur ses épaules le corps de sa victime tuée la veille dans l'auberge du Crabe Rouge. Malgré la chaleur brûlante, la jeune orpheline poursuit sa route sans broncher. Derrière elle, Theod essaie de suivre péniblement l'allure en essuyant son front ruisselant de transpiration. Jamais le jeune prince n'avait eu à endurer un tel effort. Ses pieds se tordent dans ses chaussures, ses vêtements lui collent à la peau et le poids de son équipement pèse lourd sur ses épaules.
- Pourquoi n'attendons-nous pas le soir pour nous déplacer ? se plaint-il.
Merina s'arrête brusquement et se tourne vers l'héritier. Les sourcils froncés de la jeune fille rappellent sans détours son comportement autoritaire. Theod évite honteusement son regard. L'aide de Merina est fondamentale pour traverser le désert jusqu'au Haut Royaume. Comment aurait-il fait seul s'il ne peut même pas supporter quelques instants sous le soleil ? Il n'a pas d'autre moyen que de suivre la chasseuse de primes meurtrière dans sa quête avide d'argent avant de partir pour la capitale.
- Nous devons profiter de la journée pour agir sans être vus, répond-elle. Nous sommes bientôt arrivés. En attendant, je te conseille de boire si tu ne veux pas te fatiguer trop vite.
Sa voix est finalement plus calme que ce que Theod pensait. Il attrape sa gourde déjà à moitié vide et la porte à ses lèvres gercées. Il n'est pas encore sorti du village qu'il est déjà nécessaire de renouveler les provisions d'eau.
A quelques rues de la place marchande, Theod et Merina arrivent devant une petite maison à deux étages clôturée par un petit muret en pierre. L'héritier n'a pas le temps de demander s'ils sont bien arrivés que l'orpheline a déjà passé le petit portillon en bois. Elle jette le corps du brigand sur le sol comme un vulgaire sac de pommes de terre et frappe brusquement contre la porte de la demeure. L'orpheline attend un bref instant avant de recommencer ses coups de plus en plus violents. La porte finit par s'ouvrir brusquement en dévoilant un drôle de personnage. L'hôte des lieux est vêtu d'une tenue de nuit bleue avec un long fusil entre les mains. Il fait face à la jeune fille avec un air menaçant.
- Qui me dérange à cette heure-ci ? hurle-t-il. S'il s'agit de voleurs, sachez que je suis armé !
Merina ignore ses menaces et lui désigne le brigand mort devant sa maison.
- Celui-ci ne risque plus de te voler grand-chose, marchand, rétorque-t-elle.
L'homme observe le corps avec un air consterné.
- Pourquoi lui ? demande-t-il. Il ne m'a rien fait !
- A moi, si, répond Merina. Trois pièces.
Le marchand dévisage cette fois-ci l'orpheline.
- Tu n'as pas honte de faire un travail pareil à ton âge, chasseuse de primes ? Tu ferais mieux de rester prudente si tu veux continuer à vivre. J'aurais pu te tirer dessus !
Il aperçoit derrière elle Theod qui n'a toujours pas passé le portillon.
- Eh toi là-bas ! interpelle-t-il. Tu ferais mieux de surveiller ta petite sœur au lieu de compter les mouches !
Merina coupe brusquement la parole au marchand et capte à nouveau son attention avec un claquement de doigt.
- Le gars là-bas, c'est le renfort pour le reste de la bande, annonce-t-elle. Donnez les trois pièces et on vous amène la suite dès ce soir.
L'homme au fusil hésite un instant, puis finit par jeter à Merina la bourse accrochée à sa ceinture.
- Bon, grommelle-t-il. Faites en sorte que je n'ai plus d'ennui sur le marché.
L'orpheline attrape la bourse et rejoint Theod sans un mot. Le marchand se met à grogner.
- Je ne veux pas de mort dans ma propriété ! ajoute-t-il. Virez-moi ça de mon jardin !
Theod jette un œil sur le sol. Le corps se trouve plutôt dans un bac à sable qu'un jardin. Seul un arbre mort de la taille du premier étage se dresse maladroitement au-dessus d'un tas d'écorces noircies par la chaleur du soleil. L'endroit n'a rien à voir avec les splendides jardins colorés du palais royal.
- Se débarrasser d'un corps demande des efforts supplémentaires, précise Merina. Il faut plus de pièces pour que l'on s'en occupe.
Le marchand se met dans tous ses états.
- Vous êtes tous fous dans cette ville ! s'écrit-il. Vous ne valez pas mieux que cette bande d'ingrats ! Vous êtes tous des voleurs !
Merina ignore à nouveau le marchand et se tourne vers Theod.
- En route, Kettbell ! Nous avons du pain sur la planche.
L'orpheline s'empresse de poursuivre son chemin. Theod soupire. Maintenant que Merina a débarrassé ses épaules du poids du hors-la-loi, l'allure de sa marche est deux fois plus rapide. L'héritier lui emboîte le pas malgré les jurons incessants du marchand derrière eux. Le Moulin Grincheux est un village particulièrement craint à cause de ses habitants. Le jeune prince est rassuré de savoir que les autres villes des terres du Vieux Royaume ne sont apparemment pas aussi dangereuses qu'ici.
Theod presse le pas pour rattraper la jeune fille. Il aimerait la questionner, mais Merina ne lui accorde aucun moment pour discuter. Le comportement âpre de l'orpheline ressemble à celui qu'Isham a adopté avant le départ de Theod. Il décide cette fois-ci de prendre la parole, quitte à la déranger dans sa marche.
- Tu ne pars pas à la chasse aux bandits que pour l'argent, n'est-ce pas ?
Merina lui lance un regard intrigué, survolé par un levé de sourcil.
- Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
Sa réponse est une nouvelle fois plus calme que prévu. Il s'attendait plutôt à une réplique sèche et colérique digne de son caractère autoritaire.
- Isham m'a parlé des hors-la-loi qui terrorisent les marchands venus de l'Est, se risque-t-il à dire. Il essaie de déjouer leurs plans pour les écarter du marché. J'imagine qu'il s'agit des mêmes personnes dont la tête est mise à prix ?
- Le marché entier est contrôlé par les hors-la-loi, explique l'orpheline. Cependant, un groupe de bandits se permet de piller les cargaisons marchandes depuis peu. Isham veille au bon fonctionnement de la ville. Je me dois de l'aider avant de partir. Sûrement pas de la façon dont il aurait voulu, mais la récompense pour leur tête est très intéressante.
Theod s'apprête à poser une nouvelle question, mais Merina s'arrête. Sur leur gauche se trouve l'entrée d'une ruelle. Celle-ci mène à une impasse. L'orpheline se tourne vers Theod et sort de ses affaires une nouvelle gourde remplie d'eau et deux étranges masques.
- On est arrivé, annonce-t-elle. Nous allons avoir besoin de ça.
L'orpheline tend à l'héritier l'un des deux masques. Theod observe avec horreur l'objet métallique. Des fils de fer tordus et rouillés tissés dans le textile dessinent un affreux visage.
- C'est sûrement l'équipement le plus important, poursuit Merina. Non seulement il te permet de rester dans l'anonymat, mais il protège également ton visage des éclats émis par les armes à feu.
La jeune fille jette un œil sur les joues rouges et brûlantes de Theod.
- Il te protège aussi des coups de soleil, dit-elle sur un ton moqueur. Cependant il faut les utiliser avec parcimonie. Si le marchand m'avait vu avec, il m'aurait tiré dessus sans hésiter. La peur que ses masques éveillent chez les gens mène souvent à la violence.
La jeune fille dégaine soudainement son pistolet-grappin.
- Allons-y ! s'exclame-t-elle.
Le visage de l'héritier se décompose.
- Attends ! l'interrompt Theod. Je dois faire quoi ? Tu peux m'expliquer ton plan ?
Merina prend un air pensif, embarrassée.
- Ah oui, le plan, dit-elle en faisant traîner ses mots. On approche du baraquement dans lequel se trouve leur quartier général. Je compte profiter de la journée pour les attaquer en plein repos.
La jeune fille se tait, le regard plongé dans celui de Theod pour discerner sa réaction.
- C'est tout ? demande-t-il.
- Certes, répond-elle, les attaquer directement chez eux durant leur sommeil n'est peut-être pas très moral, mais je dois te rappeler que nous sommes pressés !
Theod hallucine de plus belle.
- Je ne parle pas de ce qui est moral, rétorque-t-il, sinon je me serais déjà arrêté sur le fait que tu comptes leur ôter la vie. Je te parle d'un plan concret ! Que faisons-nous s'ils sonnent l'alarme ? On ne sait pas combien ils sont, ou bien si des pièges sont installés.
- Eh bien tu n'as qu'à m'attendre ici ! grogne-t-elle.
Sans attendre la réponse de Theod, Merina dirige son arme vers le haut du baraquement et appuie sur la détente. Le grappin relié à une corde s'éjecte de l'arme et s'accroche au rebord du toit. Elle effectue un petit saut pour être à son tour propulsée tout en haut. Theod lâche un juron, perplexe devant l'action qui vient de se dérouler sous ses yeux. Il se précipite sur sa ceinture pour dégainer le pistolet-grappin qu'Isham lui a donné. Il vise à son tour le toit et appuie sur la détente. Cependant, celle-ci ne s'enfonce pas. Theod lâche un second juron. Il secoue l'arme avec colère. Le grappin s'éjecte soudainement en frôlant la joue de l'héritier, avant de se loger sur le toit. Par surprise, Theod lâche l'arme. Il se jette sur la gâchette avant que la corde ne s'enroule à nouveau. A peine a-t-il agrippé la poignée qu'il se retrouve propulsé dans les airs. Il s'accroche avec panique sur le bord du toit, les pieds dans le vide. Le visage de Merina apparaît au-dessus de sa tête. Elle traîne derrière elle le corps d'une première victime qui devait sûrement guetter sur les toits.
- C'est la première fois que tu utilisais le grappin, non ? se moque-t-elle. Cette ingéniosité sort tout droit de l'atelier d'Isham. Il devrait penser à le commercialiser.
Elle soulève le brigand mort et le jette du haut du toit. Theod ferme les yeux, terrifié par le vide sous ses pieds et le cadavre jeté.
- Je fais un tas en bas, annonce l'orpheline. Je les récupérerais après. Pense à les mettre ici si tu en attrapes quelques-uns.
Son visage disparaît.
- Et ne compte pas sur moi pour t'aider à te hisser sur le toit, poursuit-elle en haussant la voix pour être entendue.
Theod lâche un long soupire de désespoir. Il n'imaginait pas rencontrer une chasseuse de primes surentraînée quand Isham lui parlait d'une orpheline. L'héritier tire sur ses bras et se hisse sur le toit. L'action ne lui a pas demandé beaucoup d'effort. Le corps de William Kettbell lui permet de réaliser certaines actions qu'il aurait été incapable de faire auparavant. Cette sensation lui permet d'expérimenter un certain sentiment de liberté.
Une terrasse déserte se trouve sur le toit. Merina n'est pas visible dans les environs. Theod s'avance prudemment jusqu'à percevoir une trappe ouverte. L'orpheline a dû s'introduire dans le baraquement par cette ouverture. L'héritier ne perd pas de temps et pénètre à son tour à l'intérieur. Il déboule dans un long couloir sombre et sent avec bonheur l'air frais frôler la peau de son visage. Ses yeux s'habituent à la pénombre après quelques instants. Merina est au bout du couloir, accroupie face à une porte fermée. Theod la rejoint, intrigué et curieux.
- Mets ton masque en attendant que je crochète la serrure, ordonne-t-elle.
- Tu sais ce qu'il y a derrière cette porte ? demande Theod.
Merina lâche un soupir.
- Le plan, c'est la discrétion. Pour le reste, tu fais confiance à ton bon sens.
En apercevant Theod se préparer à répondre, Merina l'interrompt dans son élan.
- William ! Ce sont des brigands, des mercenaires ! Ne pense pas qu'ils soient aussi bien organisés que ça. Mets ton masque, j'ai fini avec la serrure.
Un frisson désagréable parcourt le dos de Theod en entendant Merina l'appeler ainsi. Il s'écarte et exécute les ordres de la jeune fille. Celle-ci enfile son masque à son tour.
- C'est bon, confirme-t-elle. T'as une sale gueule, on peut y aller.
L'orpheline tourne ses crochets introduits dans la serrure et ouvre la porte. Les deux intrus se retrouvent face à une grande salle couverte de tapis rouges. Des caisses de marchandises empilées sont entreposées contre les murs. Aucun bandit n'est présent.
- Le butin de leurs pillages, présume Merina. On est sûr de ne pas s'être trompés de porte avec tout ça.
La jeune fille s'avance dans la salle. Theod est plus méfiant et hésitant.
- Tu es sûre que ce n'est pas un piège ? demande l'héritier. Ça me semble étrange que ça ne soit pas mieux gardé.
L'orpheline pointe du doigt une seconde porte au fond de la salle.
- Les gardes sont de l'autre côté de la porte, affirme-t-elle. Ils ne s'attendent pas à ce que nous arrivions par derrière. D'où l'intérêt d'arriver par le toit. Tu vois que j'ai un plan.
Theod lève les yeux au ciel, agacé. Il suit Merina se diriger vers la seconde porte. L'orpheline lui fait signe d'ouvrir brusquement la porte. L'héritier acquiesce avec un hochement de tête et se met en place. Au signal de la jeune fille, Theod ouvre la porte. Merina prend son élan et se jette dans la salle suivante. Le bruit sourd d'un choc contre le sol retentit. Theod se risque à jeter un œil de l'autre côté de la porte. Merina est assise sur un bandit, un couteau planté dans la nuque de celui-ci.
- Tu vois, confirme-t-elle. Faire confiance à son bon sens, c'est le meilleur des plans.
- C'est bon, j'ai compris, grommelle Theod. Tâchons de finir tout ça rapidement avant qu'on ne nous voie.
Le jeune prince se surprend à s'habituer aux meurtres de Merina. Peut-être est-ce dû à l'attitude enfantine et désinvolte de la jeune fille ? Ou fait-il passer son désir d'atteindre Vif-Azur avant tout, même son dégout ?
L'héritier et l'orpheline entrent dans un grand hall. Un somptueux escalier mène à l'étage inférieur. Ils s'avancent accroupis derrière la rambarde et jettent un coup d'œil aux alentours. Un homme et une femme discutent au milieu des marches. Merina fait signe à Theod de se charger de la femme, pendant qu'elle s'occupe de l'homme. Le jeune prince n'a pas le temps d'acquiescer que l'orpheline s'est déjà jetée dans les escaliers pour foncer sur sa cible. La femme hurle de terreur en apercevant la silhouette fine de Merina, masquée de son affreux visage de fer. Theod se précipite sur la femme pour la faire taire, sans vraiment savoir comment s'y prendre. La dame hurle de plus belle en apercevant l'héritier bondir face à elle.
- Mais fais-la taire, bon sang ! s'exclame Merina.
Dans un mouvement de panique, Theod bouscule la dame en espérant faire cesser ses cris. Celle-ci passe par-dessus la rambarde des escaliers et s'écrase sur le sol. Plus un bruit ne résonne dans le hall. Le jeune prince, figé, lance un regard vers Merina, horrifié par ce qu'il vient de faire. Cette dernière l'observe derrière son masque, toute aussi immobile, sans laisser transparaître son émotion.
- Une drôle façon d'être courtois, finit-elle par conclure.
A ses mots, un malfrat en bas des escaliers arrive et les aperçoit. Il se met promptement à hurler pour appeler des renforts.
- On fait quoi maintenant ? s'affole Theod.
- On change le plan ! s'écrie Merina. On remonte les escaliers et on se planque !
Au moment où l'héritier et l'orpheline se jettent derrière les rambardes à l'étage, une dizaine de bandits entrent dans le hall en bas de l'escalier, des armes à feu à la main. Les malfrats n'attendent aucun signal pour lancer l'attaque. Chaque détonation résonne dans le hall comme un coup de tonnerre en plein orage.
- Couvre-moi ! crie Merina en sortant une étrange sacoche de ses affaires.
Theod s'empresse de dégainer une de ses armes à feu et de tirer de toutes parts vers les bandits jusqu'à que ce que le barillet soit vide. Il n'a sûrement touché aucun de ses adversaires, mais il les a au moins persuadés de ne pas monter les escaliers.
- C'est quoi ton plan ? crie-t-il à Merina pour se faire entendre. Je n'ai plus de cartouches !
- Les explosifs ! répond-elle.
Sous le regard interrogateur du jeune prince, l'orpheline referme son étrange sacoche et la lance par-dessus la rambarde. Le sachet atterrit au pied des escaliers, juste sous le nez des bandits.
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LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux Royaume
FantasyLe système monarchique du Vieux Royaume s'affaiblit et se retrouve vite sous l'emprise des conspirateurs. Deryn, l'héritière du trône, tente en parallèle de rétablir la paix entre les grandes puissances. Les habitants du royaume, découragés par la...