Chapitre 31 : Fin du Conseil

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Parmi les nobles perchés dans les gradins, Jesse Darleston et Maynard Campbell s'installent face à l'estrade vide. La foule est désagréablement bruyante comme à chaque début de réunion. Maynard lâche un long soufflement d'ennui. Son haleine arrive jusqu'aux narines de Jesse. Celui-ci lève un sourcil, consterné par l'odeur.
- Je n'en peux plus de ces réunions ! se plaint Maynard. L'attente m'insupporte.
Il se tourne complétement vers son acolyte.
- Tous ces nobles autour de nous, reprend-il en les désignant du menton. Ils m'angoissent !
Jesse s'écarte discrètement en plissant le nez.
- Tu fais pourtant partie de ses nobles, rétorque-t-il. L'effluve que tu dégages leur ressemble.
Maynard se contente de grommeler dans sa barbe en guise de réponse. Le visage de Jesse se détend, heureux de voir son ami la bouche fermée. Il profite de ce moment pour sortir un liquide parfumé de sa pelisse et arroser son cou d'une meilleure émanation.
- L'assemblée ne va pas tarder à annoncer les trois groupes politiques. Ceux qui favorisent les décisions des terres pontificales ont des arguments très solides. Nous aurons du mal à leur tenir tête. Cependant, je n'ai toujours pas reçu d'information concernant un troisième groupe potentiel.
- Nous devrions le créer, grogne Maynard. Si c'est ce troisième groupe qui départagera les votes, il est préférable que ses opinions politiques tendent vers les nôtres.
Jesse range son liquide parfumé en scrutant l'estrade vide du Conseil.
- Je n'ai également pas eu de nouvelles concernant Deryn et Scott Lane, reprend-il. Je ne sais pas ce qu'ils manigancent. S'ils sont à l'origine du troisième groupe, il ne faudra pas compter sur eux pour que nos avis soient similaires.
Georges Winterbridge apparaît sur l'estrade. L'assemblée devient soudainement silencieuse. Thomas Elsheman et Scott Lane apparaissent derrière lui, accompagnés par Deryn.
- Enfin ! S'exclame Maynard en se redressant.
Les représentants du Conseil se placent face aux gradins. Winterbridge salue les nobles avec une rapide révérence avant de prendre la parole.
- Cette troisième réunion dans la salle du Conseil est destinée à la présentation des trois grands groupes politiques de l'assemblée. Nous recevons la semaine prochaine un représentant des terres pontificales pour définir les accords avec notre royaume.
Quelques nobles font ressentir leur inquiétude en tapant nerveusement du pied.
- Le parti qui remportera les votes annoncera ses propositions à la Sainte Cité. Je propose au représentant du premier parti d'exposer ses opinions.
Un vieil homme se lève des gradins au milieu de la foule de nobles. La moitié de l'assemblée lève la main pour montrer son soutien au premier parti. Le représentant se racle péniblement la gorge.
- Notre monarchie touche à sa fin, finit-il par annoncer. Honte à nous ! A la cour royale, à nos soldats militaires, qui n'ont pas su maintenir la lignée de nos souverains sur le trône. Ce Conseil est une véritable insulte à nos défunts aînés. La Sainte Cité doit au plus vite reprendre en main notre Vieux Royaume si nous ne voulons pas que les Dieux nous abandonnent définitivement.
Le porte-parole se met à tousser laborieusement. Les nobles qui l'entourent l'aident à se rassoir. Winterbridge redresse sa moustache, embarrassé par l'état inquiétant du vieil homme.
- Je propose au représentant du second groupe de nous faire part de sa position, poursuit-il.
Alors que les membres du premier groupe abaissent leur dextre, les autres nobles de l'assemblée lèvent leur sénestre. Jesse donne un coup de coude à Maynard en voyant Thomas faire un pas en avant sur l'estrade.
- C'est le moment de participer, lui murmure-t-il sévèrement.
Maynard lève mollement sa main.
- L'assemblée semble se partager en deux et non en trois, grommelle-t-il. Le système de vote ne marchera pas. Je t'achète une baignoire remplie de ton liquide parfumé si cette histoire ne finit pas dans un bain de sang.
- Ecoutons ce que Thomas a à nous dire, l'interrompt Jesse.
Thomas salue à son tour l'assemblée et remercie Winterbridge de lui laisser la parole.
- C'est une erreur de laisser la Sainte Cité prendre le contrôle du palais, annonce-t-il. Le Vieux Royaume perdra son indépendance politique et nous forcera à plier le genou devant le dogme religieux. L'autarcie de notre royaume nous a prouvé durant de longues décennies qu'il était possible de vivre à l'écart de toute tutelle. Les terres pontificales doivent rester nos égales, et non nos oppresseurs.
Des applaudissements retentissent dans les gradins. Thomas demande le silence pour poursuivre.
- Concernant les terres industrielles de Pârces, je pense que nous nous méprenons. Leurs troupes militaires franchiront les montagnes et il est de notre droit de nous placer sur la défensive. Cependant, les royaumes limitrophes n'ont jamais annoncé leur arrivée comme une déclaration de guerre ou bien une volonté de conquête territoriale. Seules les zones pétrolières suscitent leur intérêt.
Les nobles s'égosillent dans les gradins.
- Il s'agit sûrement d'un prétexte ! s'écrie l'un d'eux.
Thomas redemande le silence avec un mouvement plus nerveux de la main. Il lève le ton pour se faire entendre.
- Nous devons accueillir les pârciates sur nos terres ! reprend-il. Nous avons la possibilité d'exercer un commerce avec eux. Nos ressources nous serviront de monnaie d'échange pour accéder à leurs technologies les plus récentes. Nous n'avons pas besoin des terres saintes pour faire vœu de paix avec les autres royaumes.
Il marque un temps de pause, voyant que les nobles se calment.
- Notre premier devoir est de lutter contre l'autorité des terres saintes pour maintenir l'indépendance de notre royaume.
Thomas laisse Winterbridge prendre le devant de l'estrade. L'assemblée devient à nouveau bruyante. Winterbridge annonce le troisième groupe. Les nobles cessent aussitôt de s'exclamer en portant leur attention sur l'estrade. Les intentions de ce parti vont enfin être éclaircies. Deryn s'avance face aux gradins, confiante.
Les yeux de Maynard s'écarquillent soudainement. Il tapote l'épaule de son ami pour lui murmurer quelques mots.
- Je ne pensais pas que Deryn allait être représentante de ce parti.
- Cela me paraît étrange, en effet, répond Jesse en se grattant le menton. Ce qui est le plus étonnant, c'est qu'aucun membre de l'assemblée ne semble la soutenir.
Maynard regarde autour de lui. Aucune main n'est levée. Il lance un petit rire étouffé.
- Ridicule, marmonne-t-il. Une personne face à toute une assemblée.
Jesse lui donne un coup de coude.
- Sa parole sera malgré tout égale à celle des deux premiers partis, rappelle-t-il.
Winterbridge fait signe à Deryn de prendre la parole. Scott Lane se tient derrière elle, droit comme un piquet.
- La monarchie telle que nous la connaissions ne peut plus durer, annonce-t-elle. Nous ne pouvons cependant pas nous soumettre aux volontés de la Sainte Cité. Le pouvoir du Haut Royaume doit s'appuyer sur l'assemblée consensuelle pour écarter toute menace conspiratrice. Je propose à partir de ce jour de rendre permanent notre Conseil actuel sous la forme d'un Parlement. Un système où différents partis seront représentés par des élus qui débattront et prendront les décisions finales.
Un brouhaha s'élève des gradins. Winterbridge redemande le silence pour laisser place à Deryn. Parmi la foule de nobles, Maynard interpelle Jesse.
- Elle veut un Conseil permanent ? La Sainte Cité n'acceptera jamais.
- Je me demande bien où elle veut en venir, questionne Jesse.
Deryn prend une grande inspiration avant de reprendre.
- Pour ce faire, tout comme la suite de notre Conseil, nous devons présenter un troisième parti pour départager les votes. Ceux que j'ai décidé de représenter aujourd'hui pour former ce dernier groupe ne font pas partie de l'assemblée du Conseil.
Les nobles dévisagent Deryn dans l'incompréhension. Personne ne semble comprendre son idée.
- Les terres de Pârces peuvent être nos alliées, reprend-elle, tout comme elles peuvent devenir nos ennemies. Le Vieux Royaume doit rester prudent pour éviter tout conflit direct avec les puissances adjacentes. Pour agir en toute logique, je propose de donner la parole aux premiers concernés, ceux qui seront au cœur des évènements.
Elle marque une pause. Tous les nobles sont suspendus à ses lèvres. Jesse referme la bouche grande ouverte de Maynard. Celui-ci se met à froncer les sourcils.
- J'ai peur de bien comprendre, grogne-t-il.
- Lane est derrière tout ça, s'exclame Jesse.
Deryn reprend la parole.
- L'assemblée doit être à l'écoute des habitants du Vieux Royaume car sans lui, le palais n'aura jamais les solutions pour faire perdurer nos terres parmi les autres puissances. Je propose de porter la voix du peuple jusqu'au sein de notre Conseil.
A ses mots, la foule s'agite sur les gradins comme une tempête de sable en plein désert. Certains nobles se lèvent en criant pour mieux se faire entendre. D'autres tapent du pied pour exposer leur mécontentement. Scott Lane s'empresse d'aider Winterbridge pour rétablir le silence dans la salle. Après un long moment de lutte, le brouhaha finit par s'atténuer progressivement.
- Nous allons débuter les votes sur chacune des propositions, s'écrit Winterbridge. Nous commençons avec celle de Deryn. Il est question de la mise en place d'un Parlement, ainsi que la voix du peuple au sein du Conseil.
Le représentant du premier parti reste assis. Deryn lève la main pour confirmer son choix. Tous les regards se posent désormais sur Thomas. Ce dernier, à la surprise de tous, lève également la main. Maynard, en haut des gradins, entre dans une humeur furibonde.
- Mais qu'est-ce qu'il fout ? s'exclame-t-il. Le bougre ! Laissez-moi l'étrangler !
Jesse s'empresse d'immobiliser son acolyte. Sur l'estrade, Thomas s'adresse aux nobles.
- Je suis d'accord pour définir un nouveau système politique permanent sous la forme de notre Conseil, tant que les terres saintes restent nos égales. Je pense cependant que le troisième groupe doit être constitué uniquement des membres de l'assemblée. Je refuse la voix du peuple.
Les membres de son parti se sentent tout à coup plus soulagés. Le visage de Scott Lane s'assombrit sur le champ. Deryn observe le commandant s'avancer sur l'estrade avec colère. Son regard noir croise celui de Thomas.
- Une proposition doit être acceptée dans sa globalité, précise-t-il. De plus, n'oubliez pas que je suis soldat. Je suis un homme du peuple qui peut représenter les habitants de nos terres au Conseil. Vous avez tort de croire qu'il n'y a aucun membre du peuple dans cette assemblée.
Les nobles du second groupe, inquiets, tentent de percevoir le choix de Thomas. Celui-ci se pince les lèvres, puis abaisse sa main.
- Alors je me résigne à accepter, annonce-t-il.
Thomas jette un petit sourire à Scott Lane. Winterbridge remarque la tension s'installer entre les deux représentants du Conseil. Il décide de poursuivre les votes.
- La proposition est rejetée, déclare-t-il. Passons à la proposition du premier parti. Les terres pontificales prendront le contrôle du Haut Royaume.
Le porte-parole du premier groupe, n'arrivant plus à se redresser, lève sa main tremblotante le plus haut possible. Thomas garde cette fois-ci ses mains baissées. Deryn se contente de croiser les bras.
Winterbridge observe les trois représentants avant de délivrer son verdict.
- La proposition est rejetée, conclue-t-il.
Maynard se dégage brusquement de l'emprise de Jesse.
- J'ai bien cru qu'il allait nous jeter dans la gueule du loup ! s'écrit-il.
Son acolyte se gratte à nouveau le menton, inquiet.
- Si les partis ne votent que pour leurs propres propositions, nous n'aurons rien à présenter au porte-parole de la Sainte Cité.
Winterbridge reprend.
- La dernière proposition consiste à faire face à l'autorité religieuse pour maintenir l'indépendance de notre Royaume.
Thomas l'interrompt. Il se place devant les membres de son groupe.
- Si les adhérents de mon parti sont de mon avis, je demande à changer la proposition. En plus de chercher un accord commun et équitable entre notre royaume et les terres pontificales, je propose de fonder un système politique permanent sur la structure d'un Parlement, comme l'a défini notre altesse Deryn. La division du pouvoir est effectivement le meilleur moyen pour échapper aux menaces conspiratrices.
Il jette un regard charmeur à Deryn. Celle-ci ne bronche pas à son coup d'œil.
- Cependant, j'interdis la voix du peuple à ce Parlement.
L'assemblée reste silencieuse un long instant, abasourdie par l'audace de Thomas. Malgré la proposition de la séparation permanente du pouvoir, il n'est pas interdit d'ajouter une proposition contradictoire et despotique.
Les membres du second groupe finissent par acquiescer en applaudissant. Deryn aperçoit Scott Lane faire des signes de refus à la proposition. Elle maintient ses bras croisés. Thomas se tourne cette fois-ci vers le vieil homme qui représente le premier parti. Ce dernier hésite un long moment, puis, au regard de ses adhérents, finit par lever doucement la main. Ce parti de l'assemblée sait très bien qu'il faudra choisir entre Deryn et Thomas Elsheman tôt ou tard. La voix du peuple au Conseil leur paraît cependant absurde et sans intérêt : leur réponse est alors rapide et unanime.
Winterbridge constate avec étonnement le choix du premier groupe. Il avance de quelques pas pour annoncer les résultats du vote.
- Le Parlement est établi. Le peuple n'aura cependant pas accès aux votes. Notre altesse Deryn représentera le troisième groupe, mais n'aura pas le droit de parler au nom des habitants du royaume.
Tous les muscles de Scott Lane se contractent devant cette absurdité. Thomas s'est accaparé sa proposition pour la tourner en sa faveur.
Winterbridge met fin à la séance.
- Un traité sera discuté avec les terres pontificales durant la première réunion du Parlement. Nous recevrons un représentant de la Sainte Cité pour officialiser les accords. J'annonce la fin de cette troisième et dernière réunion du Conseil.
Les nobles se lèvent des gradins dans le brouhaha. Maynard reste sceptique aux côtés de Jesse.
- Pourquoi reprendre l'idée du Conseil permanent ? demande-t-il.
Les yeux de Jesse s'illuminent.
- Mais tu ne comprends pas ? Le parti de Deryn ne vaut plus rien. La Sainte Cité n'acceptera jamais un autre régime qu'une monarchie. Le système électoral du Parlement est voué à l'échec !
Maynard fronce les sourcils sans comprendre.
- Alors pourquoi instaurer un Parlement qui ne marchera pas ?
- Pour montrer qu'un système électoral ne peut pas fonctionner indéfiniment, s'empresse de répondre Jesse. Il suffit de mettre fin au parti de Deryn et la lignée royale aura perdu toute sa crédibilité.
- Et que faisons-nous après avoir montré à la cour royale que rien n'est mieux qu'un pouvoir absolu ? demande ironiquement Maynard. Le royaume plonge dans la panique ?
Jesse se tourne vers son acolyte en esquissant un sourire espiègle.
- On prend le pouvoir.


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant