Chapitre 8 : Le roi est mort

23 4 4
                                    

          Ce matin, le roi Kyan a été retrouvé mort dans ses appartements. Les domestiques de la suite royale ont découvert le défunt monarque dans son lit, quelques heures après le lever du jour. Suite à son analyse, le médecin du Haut Palais a annoncé que ce dernier a trouvé la mort durant son sommeil. La triste nouvelle s'est aussitôt répandue dans toute la citadelle. Après que les cloches aient sonné jusqu'aux portes de la vieille ville du Haut Royaume, les soldats ont reçu l'ordre d'attacher un ruban noir à leur avant-bras et de rejoindre au plus vite leurs postes. Les gardes se sont mis en ligne dans la cour du palais, l'épée levée vers le ciel, pendant que les canonniers près des remparts tiraient une série d'obus dans le désert. Les nobles de la cour, encore enivrés par la cérémonie de la veille, ont défilé dans les jardins en cachant leur humeur grincheuse, accablés par le hurlement des trompettes.
      Deryn se tient à l'écart de la foule, comme à son habitude. Attristée par cette nouvelle affligeante, elle s'engouffre dans le sanctuaire, les yeux rivés au sol, évitant le regard des nobles rempli par la compassion et l'amertume. Sa sombre démarche, accentuée par son air lugubre et sa sinistre tenue, annoncent le début d'un long et difficile deuil. Il est de son devoir d'assister à la mise en bière de son père. Elle n'aurait jamais cru vivre de sitôt ce funèbre instant qu'elle regrettait tant. Bien que la santé du roi présageait jour après jour l'avènement de sa funeste fin, l'arrivée précoce de sa mort fut une surprise pour tout le monde. C'est ainsi que la festive cérémonie de mi-année est suivie des funérailles d'un roi pleuré dans le chagrin et la douleur.
      Theod, héritier légitime du Haut Royaume, se tient près de sa sœur. Il n'a pas décroché un mot durant le défilé jusqu'au sanctuaire. Son couronnement aura lieu le lendemain, comme le veut la tradition. Un air de dépit marque son visage. Il est maintenant trop tard pour fuir le royaume. Il doit désormais succéder à son père en remplissant son rôle d'héritier, comme pris au piège.
      La mise en bière touche à sa fin. Theod s'éclipse de la grande salle dès la fermeture du cercueil. Scott Lane le regarde partir en jetant un coup d'œil à la foule. Il surveille l'entrée du sanctuaire en assurant la sécurité des déplacements du nouveau roi. Il fait un signe à quelques gardes d'escorter le jeune monarque jusqu'à ses appartements. Tant que Deryn reste dans le sanctuaire, le commandant s'interdit de quitter la foule des yeux. En tant que protecteur de la lignée royale, il se doit de ne jamais baisser sa garde en matière de vigilance et de contrôle. Il aperçoit du coin de l'œil Winterbridge s'avancer de manière hasardeuse. Celui-ci ne cessera donc jamais de l'importuner. Lane se met à chercher la meilleure formule de politesse pour l'inciter à aller voir ailleurs si ce dernier vient à lui parler. L'oncle du nouveau roi est maintenant à quelques pas du soldat. Lane ne s'est pas trompé. Winterbridge se tourne vers lui avec un air faussement surpris.
      - Mon cher Lane ! Je vous cherchais !
    Le commandant soupire. Winterbridge devrait réserver ses allures superficielles pour les nobles de la cour. Il se fatigue inutilement en s'exprimant ainsi aux soldats du palais.
      - Nous nous retrouvons en une bien triste journée, dit-il. Tous ces sinistres évènements me dépassent. Je ne sais plus quoi dire...
    Il ferait mieux de se taire dans ce cas-là. Lane décide de ne pas répondre en espérant que le 1er conseiller du palais parte de son plein gré.
      - Je vous sens silencieux aujourd'hui, reprend-il. Je suis absolument d'accord avec vous, cette funèbre cérémonie nous laisse sans voix. Le cercueil de notre roi va bientôt être placé près de sa défunte épouse, ma sœur Eleanor.
      Le nom de la reine démasque le regard nostalgique du commandant. Il ne pensait qu'à elle depuis son entrée dans le sanctuaire. La reine Eleanor était connue pour sa générosité et sa gentillesse. Son décès, à la naissance de Theod, a été un véritable fléau pour le Haut Royaume. Scott Lane a perdu une part de lui-même ce jour-là.
      Winterbridge, quant à lui, ne s'est jamais bien entendu avec sa sœur. Dans sa jeunesse, son caractère était beaucoup plus fielleux que maintenant. La mort de la reine n'a pas eu l'air de l'affecter plus que ça. Scott Lane l'avait secrètement maudit pour son indifférence.
      - Notre roi nous a quitté bien assez tôt, dit-il. Mon neveu Theod est très différent de son père, mais je suis tout de même persuadé qu'il fera un très bon roi. Il saura se remettre des malheurs que nous traversons aujourd'hui. Qu'en dites-vous ?
      Lane ne répond toujours pas. Winterbridge se gratte le menton, embarrassé par le silence. Le commandant prie intérieurement pour que le 1er conseiller le laisser seul. Il n'en est rien. Winterbridge le relance avec une petit coup de coude amical. Lane ne l'écoute plus. Un jeune soldat se joint à eux et interrompt leur discussion insipide.
      - Commandant Lane !
    Le jeune soldat se met au garde-à-vous. Par habitude, le commandant ne lui aurait pas laissé la parole mais son intervention est sa seule échappatoire au griffe du conseiller. Il saute sur l'occasion. Il se tourne vers lui pour évalue son grade. Son uniforme est décoré de médaille.
      - Qu'y a-t-il, sergent ? demande Lane en tournant les talons à Winterbridge.
      - Je suis le sergent Cwen, commandant. Supérieur du soldat Kettbell. Excusez-moi d'interrompre votre discussion. Pourrais-je vous parler ?
    Lane se tourne vers Winterbridge.
      - Si vous me le permettez, monseigneur...
      - Mais faites donc, autorise-t-il.
    Le 1er conseiller s'écarte des deux soldats et poursuit sa route vers la foule. Il garde cependant un regard furtif sur le commandant.
      - Poursuivez, ordonne Lane à Cwen.
      - J'ai à ma charge le soldat Kettbell, répète-t-il. Il a été arrêté lors de la cérémonie d'hier soir.
    Lane balaie la foule du regard, pensif.
      - Oui, j'ai entendu parler de cette histoire. En tant que supérieur, tâchez de surveiller de plus près vos élèves, sergent Cwen. Vous n'imaginez pas les bêtises qu'aurait pu faire le soldat Kettbell dans les jardins. L'accès y était pourtant interdit, il a été puni comme il se doit.
Cwen se gratte la tête, confus.
      - C'est bien ça le problème, commandant.
    Lane continue de regarder la foule. Il aperçoit Deryn se lever et partir de la grande salle.
      - Il se trouve que c'est de ma faute si le soldat Kettbell s'est retrouvé dans cette fâcheuse situation, reprend Cwen. Il n'a fait qu'obéir à mes ordres. Je viens vous demander de me sanctionner à sa place.
    Deryn passe une porte, seule, et quitte le sanctuaire. Lane se décide à agir.
      - J'admire votre sincérité, sergent, répond-il avec précipitation. Cependant les choses sont ainsi et je ne peux rien y faire. Essayez de réfléchir à deux fois avant de donner des ordres à vos soldats. Les conséquences de leurs actes sont de votre responsabilité. Considérez votre culpabilité comme votre sanction à cette affaire.
      Cwen acquiesce dans le vide. Lane s'est déjà élancé dans la grande salle. Winterbridge tente de le rattraper pour reprendre leur discussion. Le commandant se faufile agilement dans la foule et lui échappe au beau milieu des nobles. Il rejoint la porte par laquelle Deryn est partie. Avant de quitter le sanctuaire à son tour, il croise le regard d'un soldat et lui fait signe de surveiller la salle en son absence.

          Une grande allée longe l'extérieur du bâtiment. Le commandant distingue au loin la silhouette de Deryn s'approcher d'une petite cour, isolée des édifices principaux du Haut Palais. Elle finit par disparaître derrière une colonne de marbre. Scott Lane se précipite vers la cour. Il est impardonnable de laisser un membre de la famille royale sans surveillance, surtout en ces temps difficiles. Le protecteur débarque dans la cour intérieure au pas de course. Il se retrouve nez à nez avec Deryn. Celle-ci se tient face à lui, à une dizaine de mètres sous le péristyle, un papier à la main. La tristesse de son deuil accentue les traits de son visage. La ressemblance de sa carrure avec les souvenirs de la reine Eleanor frappe le commandant. La jeune femme lui lance un regard interrogateur.
      - Monsieur Lane ? demande-elle bien fort pour qu'il puisse l'entendre. Ce papier est de votre part ? Pensez-vous sérieusement qu'il était nécessaire de le cacher dans les plis de ma robe pour me parler à l'écart des regards indiscrets ?
    Lane ne comprend pas. La fille du défunt roi paraît très en colère.
      - Nous ne sommes plus des enfants, reprend-elle. Il fallait forcément que vous prévoyiez vos enfantillages en ce triste jour...
    Un projectile percute le bras gauche de Deryn. Elle s'écrase brutalement sur le sol, balayée par le coup. Lane dégaine par réflexe un pistolet de sa ceinture et s'empresse de la protéger. Il remarque une ombre se faufiler entre les colonnes du péristyle qui entoure la cour. Le soldat brandit son arme et tire sur la silhouette. Celle-ci trébuche sur le coup et disparaît derrière une colonne. Lane se résigne à poursuivre l'assassin et se penche vers Deryn pour l'aider à se relever. La jeune femme retient avec douleur son bras. Lane découvre un petit carreau d'arbalète planté à travers sa robe ensanglantée. Il hurle pour être entendu par les soldats les plus proches. Deryn pointe du doigt le papier sur le sol.
      - Monsieur Lane... Ce papier... Je l'ai trouvé accroché aux plis de ma robe.
    Elle semble essoufflée.
      - Il est écrit un lieu de rendez-vous, reprend Deryn. En vous voyant arriver, j'ai cru que vous en étiez l'auteur.
      Elle s'évanouit. Une troupe de soldats arrive dans la cour. Lane leurs ordonne de chercher le médecin mais ces derniers restent figés, stupéfaits par le bras maculé de sang de la jeune femme. Le commandant finit par leur hurler dans les oreilles pour qu'ils se mettent en route au plus vite. Ne l'ayant jamais vu aussi contrarié, les soldats s'exécutent sur le champ. Le protecteur royal entoure rapidement la blessure avec un tissu blanc et ramasse le papier tâché de sang. Le mot est signé anonymement. Des pas de course résonnent entres les piliers de la cour. Lane relève la tête. Un soldat court dans sa direction.
      - Commandant Lane ! s'écrit-il.
    Celui-ci se relève promptement.
      - Qu'y a-t-il soldat ?
      - C'est notre roi, commandant. Il y a eu une attaque contre le jeune roi Theod.
    Lane devient très inquiet. Il attrape le soldat par le col et le secoue pour en savoir davantage.
      - Qu'en est-il ? Alors ?
    Le soldat, à bout de souffle, prend une grande respiration.
      -Le jeune souverain a été assassiné dans ses appartements, commandant. Le roi est mort !


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant