Chapitre 21 : Pouvoir divisé

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Les nobles du Haut Palais remplissent à nouveau la salle du Conseil dans le brouhaha. Certains d'entre eux se regroupent dans les gradins en conversant à voix basse, d'autres grondent par-dessus le vacarme de la foule agitée en exprimant leur indignation. Seuls quelques-uns, n'ayant pas réussi à se forger leurs propres opinions sur la situation du royaume, restent silencieux, attentifs aux murmures prépondérants de la cour royale.
La première réunion du Conseil avait pris de court l'assemblée. En plus des menaces causées par les conspirateurs à l'intérieur du palais, personne ne réalisait les conséquences que pouvait avoir la mort des rois sur les enjeux politiques : Les troupes militaires de Pârces tentent de franchir la chaîne de montagnes pour s'accaparer les zones pétrolières du Vieux Royaume. La Sainte Cité n'a plus l'obligation de protéger le royaume des attaques extérieures tant que le Haut Palais ne couronne pas un nouveau roi. Les terres industrielles de Pârces n'auront aucun scrupule à envahir le royaume si la capitale refuse de se plier à leurs conditions.

Jesse Darleston et Maynard Campbell s'installent parmi les nobles pour assister à la réunion du Conseil depuis le haut des gradins. Ils observent l'estrade vide qui fait face à l'assemblée. Georges Winterbridge, Thomas Elsheman et Scott Lane qui supervisent le rassemblement au Conseil monteront sur l'estrade d'un moment à l'autre pour débuter la réunion. Maynard se tourne vers Jesse en gardant son caractère acariâtre habituel.
- Tu penses que Deryn assistera encore à la réunion du Conseil ?
Jesse étire son dos avant de répondre.
- Nous le saurons bien assez tôt. Je pense qu'il est préférable de se demander si Scott Lane compte se détacher de son rôle militaire pour nous faire face politiquement. Sinon, la figure royale est bien son seul moyen de s'exprimer à travers les mots de Deryn.
Maynard lance un grognement suivi d'un juron.
- Par les Sept ! Si seulement ce soldat dans les cuisines n'avait pas fait tout ce cirque, Deryn ne serait peut-être déjà plus de ce monde.
Jesse lui fait signe de parler moins fort.
- Je t'avais prévenu qu'il était difficile de corrompre les soldats de Lane, murmure-t-il. Ce n'est pas une si mauvaise chose que le gros garde ait jeté ce malheureux condamné par-dessus la passerelle.
Le jeune noble salue le ciel avec un mouvement de main, les yeux levés vers le plafond.
- Que le gouffre des Sept accueille son âme comme il se doit. Son témoignage aurait pu nous causer beaucoup de problèmes.
- Sa mort peut même nous être avantageuse, ajoute Maynard. Nous pouvons le faire passer pour l'assassin des rois et mettre fin à l'enquête de Scott Lane.
Jesse se gratte le menton avec un regard pensif.
- Mettre les meurtres sur les épaules de ce soldat ne mettra pas un terme à l'enquête, Scott Lane sait que les conspirateurs sont plusieurs. Cependant, cette mauvaise piste peut le retarder un moment. Il ne faudrait pas en revanche que cela le mène jusqu'à nous.
- Impossible, répond sèchement Maynard. Les gardes ont pris ce soldat pour le coupable, ils tiendront le même discours que nous.
L'acolyte reste silencieux. Il est préférable de poursuivre cette discussion à l'écart des oreilles malveillantes. Jesse se contente de lever la tête pour balayer la foule du regard. La réunion tarde à commencer. Les nobles assis autour des deux conspirateurs s'impatientent. Les agacements grondent de plus belle dans la salle du Conseil. Au moment où le brouhaha insupportable devient un véritable supplice, Winterbridge monte enfin sur l'estrade. Thomas Elsheman et Scott Lane lui emboîtent le pas pour se placer devant l'assemblée. Les nobles cessent aussitôt leurs grondements, seuls quelques chuchotements perdurent.
- La réunion va enfin commencer, murmure Jesse. Je suis impatient de voir comment Thomas va réussir à appliquer la suite du plan. Pourvu que Lane ne nous ait pas réservé de mauvaises surprises.
Maynard grimace en plissant le nez.
- Regarde qui voilà, grommelle-t-il.
Il pointe du doigt le bord de l'estrade où sont arrivés les représentants du Conseil. Deryn apparaît et rejoint sa place près de Scott Lane. Un ruban blanc est toujours enroulé autour de son bras blessé. Son arrivée rend l'assemblée muette. Tous les regards se posent sur la jeune femme, comme lors de la première réunion. Winterbridge rompt le silence en se raclant la gorge et énonce machinalement les modalités du rassemblement. Maynard se penche discrètement vers Jesse.
- Nous devons trouver le moyen d'écarter Deryn du Conseil.
Jesse fait signe à Maynard de se taire.
- Arrête de porter toute ton attention sur elle, marmonne-t-il. Il n'est plus possible d'envisager de l'assassiner après notre « petit accident » dans les cuisines. Attendons de voir comment se déroule la réunion, puis agissons en conséquence.
Maynard murmure un juron contre Jesse. Face à l'assemblée, Winterbridge se met en retrait et laisse la parole à Scott Lane.
- Messieurs, annonce le commandant, notre royaume doit faire des choix importants pour sortir de cette crise politique. Nous allons commencer dans un instant les votes auxquels chacun de vous est invité à participer oralement.
Scott Lane marque une pause dans son discours en balayant l'assemblée du regard.
- Mais avant cela, reprend-il, j'ai une proposition. A ma droite se trouve la fille de notre défunt roi Kyan.
Le commandant désigne Deryn.
- Elle est la dernière représentante de la famille royale qui a gouverné sur nos terres depuis l'origine de notre civilisation. Son sang royal ne laisse aucun doute sur la légitimité de sa présence ici. En ces temps difficiles, il est nécessaire que son altesse Deryn soit témoin des décisions qui seront prises pour l'avenir de notre royaume.
Scott Lane observe la foule rester silencieuse. Son discours semble convaincre une partie de l'assemblée de laisser Deryn assister aux réunions du Conseil. Il poursuit, confiant :
- Imaginez notre défunt roi Theod dans les bras de notre roi Kyan, trôner tous deux dans les cieux aux côtés des Sept, nous observer à cet instant-même prendre les commandes de leur royaume. Que penseraient-ils s'ils nous voyaient les ignorer, alors qu'il s'agit de prendre des décisions concernant leur héritage ? C'est pour cela que je propose de laisser à Deryn la possibilité de voter, ainsi que de s'exprimer sur nos décisions.
La foule de nobles se met tout à coup à gronder et taper du pied sur les gradins. Winterbridge s'empresse de demander aussitôt le silence. Maynard s'apprête à se lever pour cracher toute sa colère, mais Jesse le retient.
- J'en étais sûr, hurle Maynard dans le brouhaha. Regarde Thomas sur l'estrade. Il n'a même pas l'air étonné. A quoi rime toute cette mascarade ?
Il lance un juron. Jesse l'attrape par le cou et lui donne un soufflet.
- Tu vas te tenir tranquille un moment ?
Maynard surenchérit en se dégageant des mains de Jesse, mais une voix à côté d'eux survole les grondements de la foule.
- C'est une honte !
Une autre voix perdue dans les gradins lui répond sur le champ.
- La lignée royale nous observe depuis les cieux aux côtés de nos dieux ! Laissons-les s'exprimer à travers l'unique descendante ici présente. Deryn est la porte-parole de nos divins !
La foule se calme progressivement. Les nobles se rassoient en se tournant vers celui qui hurle. Jesse et Maynard finissent par apercevoir un vieil homme debout dans les gradins. Ce dernier conclut son intervention plus calmement en regardant ses semblables autour de lui.
- Je vous remercie de me montrer que le terme de divinité ne vous est pas encore devenu étranger. Laissez notre altesse s'exprimer par respect pour nos rois, par respect pour l'Histoire de notre Haut Royaume.
Le vieil homme s'assoit péniblement et fait signe à Winterbridge de poursuivre. Le silence s'installe à nouveau dans la salle du Conseil. L'oncle de Deryn se racle la gorge en redressant sa moustache du bout des doigts.
- Le commandant des armées, Scott Lane, propose le droit de vote pour notre altesse Deryn. J'invite ceux qui sont contre à lever la main.
L'assemblée reste silencieuse. Maynard contracte les traits de son visage pour ne pas exploser de colère. Il jette un œil sur la foule. Personne ne lève la main. Il se tourne brutalement vers Jesse.
- On ne peut pas laisser faire ça ? siffle-t-il. Dans quel fichu monde vit-on ?
Jesse l'interrompt nerveusement.
- Je te supplie de te taire, Maynard. Aie confiance en Thomas, il va bientôt prendre la parole.
Maynard plonge sa tête entre ses mains, contrarié. Winterbridge reprend.
- La décision est unanime, notre altesse Deryn a désormais le droit à la parole et au vote.
Tous les regards se tournent vers Deryn. Cette dernière, intimidée, fait maladroitement un pas en avant pour prendre la parole. Elle inspire longuement.
- Je vous suis très reconnaissante pour votre décision. Les défunts rois de nos terres vous honorent pour votre respect et votre allégeance envers notre royaume.
Maynard fait trembler ses bras pour imiter discrètement le manque d'assurance de Deryn face à la cour royale.
- Rien que d'entendre sa voix tremblotante dans la salle du Conseil, ça me donne des envies de meurtre, marmonne-t-il.
Jesse lui donne un coup de coude pour qu'il arrête ses moqueries. Deryn poursuit en luttant contre sa timidité.
- Je parlerai désormais aux noms de mes ancêtres.
La jeune altesse fait difficilement retentir sa voix jusqu'au sommet des gradins, mais le silence de l'assemblée lui permet d'être entendu par tous. Elle jette un regard alarmant vers Scott Lane, ne sachant plus quoi ajouter. Finalement, Thomas intervient en premier pour prendre la suite. Il s'avance face à l'assemblée.
Jesse donne un coup de coude à son acolyte qui a toujours la tête entre ses mains.
- C'est le moment d'être attentif, lui souffle-il.
Maynard se redresse péniblement. Il aperçoit Thomas replacer son costume sur ses épaules. Ce dernier balaie la foule du regard avant de prendre la parole.
- Messieurs de la cour du Haut Palais, dit-il. Les terres pontificales s'impatientent de rencontrer un nouveau roi sur les terres du Vieux Royaume. Si nous ne couronnons pas un nouveau souverain, nous serons contraints d'annoncer la mort de l'héritier Theod aux royaumes adjacents. Par conséquent, le continent entier sera informé de notre incapacité à maintenir en ordre notre système politique. Les traités de bienveillance établis avec la Sainte Cité seront suspendus.
Les chuchotements reprennent dans les gradins. Thomas lève la main pour maintenir l'attention des nobles.
- J'ai conscience des dangers qui nuisent au trône, poursuit-il. Quelqu'un parmi nous doit risquer sa vie en devenant notre souverain jusqu'à ce que les menaces soient écartées. Je me suis personnellement renseigné ces derniers jours auprès de vous pour rencontrer un potentiel prétendant. Aucune famille de la cour royale ne s'est manifestée. Je conclus donc qu'aucun d'entre vous ne se sent digne de succéder au trône. Que les personnes qui pensent le contraire nous le fassent savoir dès maintenant devant l'assemblée du Conseil.
Les nobles restent silencieux sans oser bouger. Une hésitation se fait sentir chez quelques-uns. Ils se résignent rapidement à lever la main en évitant d'attirer l'attention. Dans la foule, Maynard lance un petit rire étouffé.
- Tous des couards, grommelle-t-il à Jesse. Ils sont d'un ridicule...
Thomas reprend son discours.
- Ce triste cas ne nous laisse plus qu'une seule solution, annonce-t-il. Les représentants actuels du Conseil seront présentés aux terres pontificales comme représentants du royaume à titre provisoire en attendant que le trône soit à nouveau sûr.
Scott Lane et George Winterbridge s'inclinent rapidement devant l'assemblée.
- Cependant, les prochaines décisions politiques devront être prises par le Conseil en général, ajoute Thomas. En me renseignant auprès de vous, j'ai appris que les avis sont très partagés concernant l'avenir du royaume. Certains préfèrent que le palais soit placé sous l'autorité de la Sainte Cité des terres pontificales. D'autres veulent maintenir l'indépendance de notre politique, quitte à s'exposer aux enjeux extérieurs. Il sera difficile d'obtenir l'unanimité de l'assemblée pour chaque décision. C'est pourquoi je vous fais la proposition suivante :
Thomas Elsheman se racle la gorge. Il sort une feuille de papier et la pose face à lui pour la lire à la foule.
- Pour éviter de faire durer les votes et faciliter les prises de décisions, les représentants du Conseil incitent chaque membre de la cour royale à s'unir sous trois groupes politiques qui se distingueront par leurs opinions. Ainsi, les votes ne seront pas aux noms de chacun, mais au nom de trois assemblées réunies comme une unité. La majorité remportera les votes.
La foule de nobles se met à gronder une énième fois. Les yeux de Maynard s'illuminent.
- Jesse ! interpelle-t-il. La parole de Deryn n'aura plus le même impact sur l'assemblée si elle a l'obligation de se ranger sous l'un de ces trois groupes !
- Tu comprends vite, répond Jesse. Trancher l'assemblée en trois permet d'unir les membres du Conseil, mais aussi de réduire la liberté d'expression de chacun au titre personnel. Cependant ne te méprends pas. Un groupe se formera sûrement derrière Deryn et renforcera ses idées, et par conséquent celles de Lane.
Jesse marque une pause.
- A voir si elle arrivera à faire le poids face aux deux autres groupes.
Maynard se met à rigoler à plein poumons.
- Tu crois sérieusement qu'ils seront nombreux à la suivre ? questionne-t-il. Je pense surtout qu'un des groupes finira par l'accepter par pitié.
Winterbridge tape des mains sur l'estrade pour attirer l'attention des nobles et demander le silence. L'assemblée se calme rapidement.
- La proposition de la séparation des votes en trois unités est lancée, annonce Winterbridge. J'invite ceux qui sont contre à lever la main.
Tous les nobles restent immobiles sur les gradins. Winterbridge attend quelques secondes avant de poursuivre.
- La décision est unanime. Un membre de chaque groupe devra se présenter lors de la prochaine réunion du Conseil. La séance est levée.
La salle du Conseil redevient péniblement bruyante. Les nobles se bousculent pour quitter les gradins et regagner progressivement l'extérieur du bâtiment. Sur l'estrade, il ne reste plus que Thomas. Il aperçoit Jesse et Maynard le rejoindre.
- Très bonne idée, l'interpelle Maynard. Cette organisation provisoire du Conseil nous laissera plus de temps avant que les terres pontificales n'interviennent dans les affaires du royaume, sauf si un noble se propose pour être couronné.
Thomas lui fait signe de parler moins fort. Il regarde méfiant les derniers nobles de l'assemblée sortir de la salle du Conseil. Il ne reste plus que les conspirateurs regroupés sur l'estrade.
- Impossible, répond-il. Les nobles de la cour ont peur d'être assassinés à leur tour et aucun d'eux n'osera exposer sa lignée aux dangers qui menacent le pouvoir. Winterbridge et Scott Lane ont accepté que je propose mon idée au Conseil en alternative à un couronnement. Nous devons désormais profiter que le pouvoir soit divisé pour tourner l'assemblée en notre faveur.
Jesse l'interrompt.
- Tu es donc certain que la parole de Deryn n'influencera pas les membres de la cour ?
- En contrepartie, poursuit Thomas, je n'ai pas pu refuser que Lane propose le droit à la parole pour Deryn. Nous devons rester vigilant face aux desseins que le commandant des armées nous réserve.
- Il faut éliminer Deryn, intervient Maynard. Thomas, as-tu parlé avec le médecin royal ?
Thomas marque une pause avant de répondre.
- Le médecin royal est prêt à se ranger de notre côté. Cependant, il est désormais inconcevable de lui donner l'ordre d'empoisonner notre altesse. Si Deryn meurt, Winterbridge et Lane seront dans l'obligation de demander à la Sainte Cité d'intervenir.
Thomas dévisage Maynard.
- Il est d'ailleurs préférable de se faire plus discrets après votre échec dans les cuisines.
Maynard s'apprête à surenchérir, mais Jesse le devance.
- La mort de ce soldat nous sera utile pour lancer les investigations de Lane sur de mauvaises pistes. Si tu affirmes que le médecin royal sera de notre côté, alors le commandant n'aura aucune chance de nous démasquer. Profitons-en pour retourner le Conseil contre Deryn.
Thomas acquiesce avec un hochement de tête.
- Faites goûter du sang à un rat et ils ne pourra plus s'en passer. Pour emporter l'adhésion des nobles de la cour royale, nous devons leur donner goût au pouvoir.


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant