Chapitre 48 : Le porte-parole

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Un silence de mort règne dans la salle de réunion. Autour de la grande table, personne n'ose bouger. George Winterbridge se tient au centre, avec à sa gauche sa nièce Deryn, et à sa droite Scott Lane, le protecteur royal. A l'extrémité de la table se trouve Thomas Elsheman. Il représente le partie fondateur du Parlement permanent. Aux côtés de ce dernier, le vieil ambassadeur du parti conservateur manque de s'endormir, la tête tombante. Chacun d'eux reste figé, les yeux fixés sur la table. Ils évitent de croiser le regard d'un autre pour ne pas perdre leur concentration. Les instants qui vont suivre sont déterminants pour l'avenir des terres du Vieux Royaume. Un seul geste de travers suffit pour mettre en danger la souveraineté du Haut Palais et la paix qui règne entre les grandes puissances.
Des pas se font entendre dans le couloir. La tension monte dans la salle. Des gorges se serrent, des yeux s'affolent. Des jambes tremblent, nerveuses. L'attente devient une torture sous le bruit des pas qui s'approchent à vive allure. Une ombre se glisse derrière l'entrée de la somptueuse pièce du palais, puis se fige. Le silence inonde la salle un bref instant, comme suspendu dans le temps. Les portes s'ouvrent brutalement. Chacun sursaute sous le coup bruyant des claquements. Des soldats aux couleurs des terres pontificales font leur entrée, coordonnés et bien rangés. Le moment est venu pour le Haut Royaume d'accueillir le porte-parole de la Sainte Cité comme il se doit. Un garde tape du pied avant d'effectuer une brève révérence.
— Seigneur Mashir, représentant de nos pontifes, annonce-t-il.
Le prêtre fait irruption dans la salle, reconnaissable par sa tunique blanche. Un frisson parcourt le dos des responsables du Haut Palais. Winterbridge fait signe de se lever et chacun d'eux salue le porte-parole avec un hochement de tête.
— Prenez place, lance le vieil oncle. La réunion va commencer.
Mashir s'installe à la place désignée. Les autres membres font de même autour de la table. Les soldats restent figés, droits comme des piquets. Ils peuvent à tout moment recevoir l'ordre de s'emparer du palais. A la surprise de tous, le prêtre lance un grand sourire, les yeux braqués vers le ciel.
— Quel plaisir de revoir les falaises du Haut Royaume élever le palais vers la demeure céleste de nos Divins. En ces tristes jours, ils nous écoutent, présents plus que jamais. Leurs larmes se joignent à notre deuil en un torrent qui se mêle aux flots de la cascade, vacarme de leur colère. Mais ne cédez pas à vos passions, enfants bénis de la surface, car les dieux nous réservent des jours meilleurs.
Le prêtre marque une pause dans son discours pour dévisager chaque personne présente autour de la table. Son visage emprunte un air plus grave.
— Notre roi bien aimé trône désormais parmi les Sept, glorieux dans nos mémoires. Les terres saintes ont attendu avec impatience les nouvelles du couronnement de l'héritier sacré, Theod, mais je ne le vois pas à cette table. Où est-il ?
Winterbridge redresse sa moustache, embarrassé par la situation.
— Nous avons bien d'autres tristes nouvelles, mon Seigneur. Le palais connaît un deuil plus sombre que ce qu'il vous a été transmis. La conspiration contre la couronne sévit entre nos murs, et l'héritier Theod en a payé de sa vie.
Mashir incline la tête pour faire part de ses condoléances.
— Les rumeurs ne mentent pas. Une longue lignée s'est éteinte. Un nouveau sang doit prendre place sur le trône. Qui les Divins ont-ils choisi ?
— Nous ne pouvons pas accueillir un nouveau roi tant que le trône est plongé dans la peur, répond Winterbridge dans l'embarras. Le protecteur royal, ici présent, enquête personnellement contre les assassins.
Scott Lane se lève et effectue une révérence.
— Mes recherches avancent à grand pas et je jure devant nos divins de punir les traîtres jusqu'à leur dernier souffle.
Le prêtre l'interrompt avec colère. Son ton sec et agressif n'a plus rien d'aimable.
— Qu'avez-vous fait depuis la mort du roi Kyan ? Un royaume ne peut pas perdurer sans roi. Votre inaction pousse les terres saintes à prendre contrôle du Haut Royaume. Ce sont des siècles de paix que vous insultez-là. N'avez-vous pas conscience que les puissances adjacentes sont bientôt à vos portes ?
Winterbridge fait signe à Deryn, Thomas et l'ambassadeur du dernier parti de se lever.
— Le Conseil de la Cour a pris le contrôle du palais, déclare-t-il. Ce système provisoire demande à nos pontifes un droit permanent.
Mashir lâche un rictus, affligé par cet affront.
— Sans un roi élu des Dieux, comment voulez-vous maintenir le traité de paix qui unit les royaumes dans le sacre religieux ? Les pontifes déclinent votre vulgaire demande.
Les soldats des terres saintes portent leur main à leur épée. Mashir leur fait signe de ne pas agir tout de suite.
— Les terres de Pârces s'apprêtent à pénétrer sur vos terres, ajoute-il. Le traité sacré étant rompu, Ils ont désormais le droit d'envahir le royaume. Mais la Sainte Cité refuse le spectacle d'une nouvelle guerre. Par ordre de nos pontifes, nous prenons contrôle du pouvoir.
Les gardes dégainent leurs lames et bloquent l'accès aux sorties. La panique envahit la salle, tout espoir est perdu. C'est la fin de l'indépendance du Haut Royaume. Mashir s'apprête à quitter la salle, mais une voix aiguë retient son attention.
— Attendez ! hurle Deryn.
Le prêtre ordonne le silence et s'avance jusqu'à l'altesse royale, le visage contrarié.
— Je me demande bien ce que vous avez à dire pour défendre votre défunte lignée, crache-t-il. Votre présence à cette réunion n'est pas la bienvenue.
Deryn surpasse sa peur et se ressaisit. Ses traits gagnent en caractère.
— Vous vous trompez en affirmant que ma lignée s'est éteinte, rétorque-t-elle. En tant que fille directe du roi Kyan et de la reine Eleanor, ma descendance aura le même sang royal.
Mashir perd patience.
— Aucun noble de la Cour n'accepte le trône. Je ne vais pas attendre la naissance d'un miracle pour couronner un bambin.
— J'ai désigné un roi, répond-elle.
La salle plonge dans le silence. Tous les regards sont posés sur la jeune fille du défunt roi. Scott Lane sert ses dents, le souffle coupé. Deryn abandonne son soutien en prenant cette décision. Winterbridge, quant à lui, à les yeux grands ouverts, pétillants. Il n'attendait que ça. Le regard braqué sur sa nièce, il s'accroche à ses lèvres. Etant tous dans l'attente de la déclaration de l'altesse, Mashir l'incite à poursuivre.
— Eh bien allez-y je vous écoute. Qui parmi les nobles épouserez-vous ?
Deryn balaie la salle du regard. Winterbridge est son oncle, Scott Lane n'a pas de sang noble, l'ambassadeur du parti conservateur pourrait être son père. Elle se mord la lèvre de dégout, écœuré par ce qu'elle s'apprête à annoncer.
— Je cite Thomas Elsheman comme prétendant digne à la couronne.
Scott Lane s'apprête à interrompre la réunion, la main à l'épée et le visage plein de haine. Winterbridge retient son fourreau et lui fait signe de garder son calme. Les conspirateurs ont gagné et le protecteur royal le sait. N'ayant aucune preuve pour dénoncer Thomas, il se retrouve vaincu et impuissant. Pour que les assassins l'écartent de Deryn, il fallait la convaincre de nommer elle-même un nouveau roi.
Mashir se tourne vers le prétendant. Celui-ci se tient debout, calme et responsable.
— Accepteriez-vous de protéger le Haut Royaume, comme souverain et protecteur de ces terres ?
Thomas acquiesce avec un hochement de tête.
— Oui, j'accepte ces devoirs en pleine conscience des risques.
Ses mots entrent comme un poignard dans la poitrine du général. Son Altesse l'abandonne. Les assassins prennent le pouvoir. Il doit agir au plus vite avant qu'il ne soit trop tard.
— Bien, reprend le prêtre avec un sourire. Voilà une nouvelle qui change la donne. Le mariage doit avoir lieu le plus rapidement possible pour procéder au couronnement. Comme la coutume des pontifes l'ordonne, la cérémonie sera masquée. L'union sous le deuil ne laisse pas de place à la célébration.
Les gardes se placent au repos et libèrent les accès. Deryn en profite pour quitter les lieux au plus vite. Scott Lane s'élance pour la rejoindre, mais Winterbridge le retient à nouveau. Ils n'ont pas le droit de sortir tant que la réunion n'est pas terminée.
Le prêtre ne réserve aucune attention à la sortie de la jeune fille. Il s'incline face à Thomas. Les autres font de même.
— Je vais rester au palais jusqu'au couronnement, annonce le prêtre. Il est de mon devoir de veiller à ce que les évènements se déroulent selon la volonté des pontifes.
Mashir jette un œil à Winterbridge.
— Veuillez tenir informés les seigneurs de Pârces que l'arrivée de leur soldats sur les terres du Vieux Royaume est la bienvenue. Nous procéderons à un échange le moment venu.
Winterbridge acquiesce. Mashir se tourne vers ses soldats pour annoncer la fin de la réunion. Les portes s'ouvrent et la salle se vide. Scott Lane reste à sa place, détruit. La lame de son épée brûle d'embrocher le corps du futur roi, mais l'attaquer ne fera qu'aggraver la situation. Le général sert les poings pour ne pas se livrer à ses pulsions.

Le voilà seul dans la salle de réunion. Le protecteur royal traîne du pied pour rejoindre le couloir. Un soldat l'attend sur le pas de la porte, un parchemin à la main.
— Commandant, l'interpelle-t-il. Des nouvelles de l'enquête.
Scott Lane s'empresse de vérifier qu'il n'y ait plus une ombre dans le corridor.
— Quelles sont les nouvelles ?
Le soldat lui tend le parchemin.
— Seigneur Maynard cache une blessure à l'épaule. Vu la plaie, elle pourrait correspondre à votre attaque lorsque vous avez défendu Deryn contre son assaillant.
Les yeux du général s'illuminent. Si la blessure est causée par une balle, Maynard est fait comme un rat.
— Quoi d'autres ? Y a-t-il des preuves contre Jesse et Thomas ?
Le garde s'empresse de répondre.
— Des documents ont été trouvés dans ses appartements au sujet d'une préparation d'un poison puissant et incolore, signés de sa main. Nous le suspectons d'avoir empoisonné le roi Kyan, le médecin royal doit confirmer cette possibilité malgré les résultats de son autopsie.
Jesse ne pourra pas se défendre longtemps contre ces documents. Il est cuit.
— Et sur Thomas ? demande Lane.
— Rien pour le moment, affirme le soldat.
Le général se frotte les mains. Tout espoir n'est pas encore perdu.
— Doublez d'efforts. Je dois avoir des preuves contre lui avant la cérémonie de mariage.
Le garde acquiesce, hésitant.
— Vous ne vous trompez pas à leur sujet, mon commandant. Mais utiliser ces preuves contre eux vous accusera d'espionnage. Vous serez condamné tout comme eux.
— Et j'en assume les conséquences, soldat.
Scott Lane lui lance une tape dans l'épaule, les yeux toujours rivés sur le contre-rendu de l'espionnage. Le Conseil doit être informé de ces preuves au bon moment, sinon le protecteur royal sera jugé pour corruption contre le nouveau roi. Etant publiquement l'adversaire numéro un de Thomas au Parlement, les nobles penseront que Lane le fait accuser par mauvaise foi. L'enquête touche à sa fin et l'erreur n'est plus permise.


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant