Chapitre 1 : Le soldat

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Dans la cour militaire cachée derrière l'imposante architecture du Haut Palais, les gardes s'entrainent comme à leur habitude. Les lanciers tournoient leurs javelines dans les airs pendant que les cataphractaires abattent leurs grands espadons contre de robustes mannequins en bois. Face à eux, d'autres soldats s'entrainent à démonter rapidement des catapultes en ferraille pour les transporter près des canonniers qui décrassent leur matériel d'artillerie. Les nouvelles recrues au poste d'avant-garde trottinent tranquillement le long des installations militaires, luttant contre la chaleur écrasante du Haut Royaume.
Aux abords de la caserne militaire, William Kettbell prend une dernière fois son élan pour traverser la cour au pas de charge. Il esquive habilement les obstacles du parcours d'entrainement en réalisant quelques sauts, roulades et autres acrobaties avant de poursuivre sa course droit sur les fortifications du palais qui longent le ravin. Il effectue trois pas contre le mur pour prendre de la hauteur et s'agrippe à une petite fissure. Il profite de sa vitesse pour se hisser en haut de la muraille à la force de ses bras. Le jeune soldat pose un pied au sommet et se redresse aussitôt avec agilité. En bas, les gardes témoins du spectacle applaudissent, laissant de côté leurs exercices de maniement des armes. William tire une rapide révérence, puis se tourne de l'autre côté de la fortification, face au ravin. A l'horizon, Il aperçoit les derniers rayons du soleil éclaircir le paysage. De ce côté du plateau, les champs dorés au pied des falaises se confondent avec les dunes de sable.
Le palais du Haut Royaume est bâti en hauteur, survolant le reste de la ville construite en demi-cercle en bas de la montagne. Le mythe de ces grandes falaises qui s'élèvent inexplicablement au beau milieu des plaines arides nous laisse croire que jadis, une force divine venant des profondeurs de la terre avait soulevé les appartements du roi pour que celui-ci se rapproche de la demeure céleste des sept Dieux. Ce même mythe explique par ailleurs l'origine de la chute d'eau qui s'écoule du haut des falaises. Pour accueillir les premières civilisations, les Dieux avaient percé les terres de sable pour en faire jaillir cette cascade qui prend sa source directement dans les racines de la montagne. Le courant d'eau s'écrase à l'avant de la cité, puis se sépare en trois grands sillons distincts qui tranchent la vieille ville en quatre parties égales. Les ruisseaux s'effacent ensuite dans le désert en direction de l'Ouest pour atteindre la mer, à plusieurs lieues de la capitale. Les collines d'or* tout autour de la cité recouvrent le reste des terres du Vieux Royaume à perte de vue. Du haut des falaises, on peut apercevoir d'un côté les hautes tours de la Sainte Cité, et de l'autre la chaîne de montagnes qui délimite le royaume avec les terres de Pârces et de Vif-Azur.
William s'assoit au bord de la muraille, les pieds dans le vide. Le temps se prête à merveille pour rêvasser un moment après une longue journée d'entraînement. Il en profite pour sortir de sa poche une petite montre fermée par un couvercle doré lié à une fine chaîne métallique. Il caresse un instant le bouton qui dépasse légèrement du bord de l'objet avant d'enclencher le mécanisme avec son pouce. Le bouton s'enfonce et un petit bruit cliquette en même temps que le couvercle s'ouvre. William observe avec amusement l'ensemble des petits engrenages de la montre qui permettent aux aiguilles de tourner. Son regard se pose sur l'intérieur du couvercle pour admirer une énième fois le portrait d'Emilia Greene, sa promise, protégé par une fine plaquette de verre. L'apprenti soldat doit attendre encore deux longues années avant de redescendre dans la ville. Il est l'une des recrues les plus exemplaires du service militaire obligatoire. Sa véritable motivation est de rejoindre un jour la jeune Emilia Greene. Il a déjà pensé de nombreuses fois à la retrouver sans autorisation, mais le seul moyen de descendre dans les ruelles du Haut Royaume, ou bien d'accéder au palais par le chemin inverse, est d'utiliser les élévateurs qui longent la cascade, installés contre les parois rocheuses de la falaise. Les installations mécaniques de ces ascenseurs sont gardées par des soldats à longueur de journée. Une sanction lors de son service pourrait lui ajouter des jours supplémentaires aux palais.
Une silhouette s'approche de William et pose une main sur son épaule. Le jeune garde sursaute. Il se retourne brusquement et reconnaît immédiatement son ami Cwen, un soldat haut gradé qui a décidé de poursuivre sa vie professionnelle dans l'armée après avoir achevé son service obligatoire.
- Je te surprends encore à rêvasser en plein entraînement ? Scott Lane devrait ajouter dans le règlement l'interdiction aux soldats de faire des pauses pendant les exercices. Tu serais plus souvent sanctionné.
Cwen lui tend sa main pour qu'il se lève. William accepte l'aide avec un petit sourire et se remet sur ses deux pieds.
- Il devrait aussi ajouter par la même occasion l'interdiction aux plus hauts gradés de sanctionner leurs effectifs en les envoyant aux cuisines. La nouvelle recrue de la semaine dernière ne s'en est toujours pas remise.
- La vie au palais serait beaucoup moins attrayante sans cette sanction, grommelle Cwen. Ce jeune bougre l'avait bien cherché aussi.
Il arrache brusquement la montre des mains de William et observe de plus près le médaillon.
- Blague à part, ne prenons pas le rôle du général Lane à la légère. Si j'étais à sa place, je croulerai sous toutes ses responsabilités dès le premier jour.
- Alors tu ferais mieux de refuser tes prochains grades, le taquine William. A cette vitesse, tu deviendras son second avant de le remplacer pour de bon.
Le jeune Kettbell essaie de reprendre sa montre mais la vue du ravin lui fait perdre son équilibre.
- Nous ne devrions pas nous chamailler si près du vide, reprend Cwen. Je préfère voir mes soldats punis dans les cuisines plutôt qu'écrasés au pied des falaises.
Le gradé jette un œil à la montre et remarque des écritures inscrites en-dessous du portrait de la demoiselle. Il les lit avec sa grosse voix bourrue tout en écartant William comme une vulgaire mouche.
- « Voilà un moyen de ne pas perdre son temps, pour W.F. Kettbell » ... eh bien je comprends mieux tout le temps que tu passes à rêvasser ici.
Cwen regarde plus attentivement le portrait.
- Et il y a de quoi rêvasser d'ailleurs...
Au centre de la cour, le gros garde Bur-Sans-Cervelle fait sonner les cloches. William profite de la distraction pour reprendre rapidement sa montre des mains de son ami. Cwen le laisse faire. Toute son intention se porte désormais sur le bruit de l'appel. Il fronce les sourcils, étonné.
- Ce n'est pas encore la fin de l'entraînement...
Les soldats se mettent au garde-à-vous dans la cour. Bur arrête de secouer les cloches et fait de même en rejoignant la première rangée. Vu sa taille imposante, il serait facile de faire entrer deux soldats en armure dans l'espace qu'il occupe à lui seul. Les Gardes Royaux, reconnaissables à leurs uniformes rouges, sortent dans la cour au pas de course et forment rapidement deux rangées afin de tracer un couloir jusqu'aux cloches. Le lieutenant Scott Lane fait son entrée en passant entre les gardes qui présentent leur arme d'hast à son passage. Cwen se met à son tour au garde-à-vous.
- Quand on parle du loup...
Le commandant s'élance avec une allure intrépide et assurée jusqu'au milieu de la cour. Il s'arrête face aux soldats. Un garde du palais annonce haut et fort l'arrivée du général.
- Scott Lane, 1er commandant en chef des armées du Haut Royaume, lieutenant attitré de la garde rapprochée et 2nd conseiller du roi Kyan, fidèle protecteur du prince héritier Theod et de sa sœur Deryn, nommé paladin après avoir fait serment de veiller à la prospérité du royaume sur son honneur et ses titres auprès de la lignée royale.
- ...et détient le meilleur record d'utilisation des élévateurs qui mènent au Haut Palais, murmure Cwen.
William se retient de rire. Le commandant Lane détient l'une des rares fonctions du palais qui requiert sa présence aussi bien dans la vieille ville que sur le plateau du Haut Royaume. Il se doit d'effectuer de nombreux allers-retours du haut au bas de la falaise par les élévateurs. William donne un coup de coude discret dans la hanche de Cwen pour qu'il cesse ses ricanements. Malgré la boutade de ce dernier, Scott Lane n'est sans aucun doute le soldat le plus connu et admiré de tous. Sans lui, les nobles prendraient beaucoup moins en considération les habitants du royaume.
Le commandant en chef prend un peu de hauteur en grimpant sur un caisson en bois et s'adresse aux rangées de soldats.
- Messieurs, annonce-t-il. Demain soir aura lieu le grand festin de la mi-année dans la salle principale du Palais Royal. Notre roi bien aimé en personne insiste pour que chaque soldat tienne son rôle à la perfection. Quiconque échouera ne manquera pas de recevoir une sévère sanction.
Il marque un temps de pause et balaie du regard la cour d'entraînement.
-N'oubliez pas que vous, soldats de l'armée du Haut Royaume, représentez les grandes valeurs militaires de nos terres. Faites honneur au Haut Palais et notre roi saura de sa bonne grâce exprimer sa gratitude à chacun d'entre vous. Demain, vous consacrerez la journée d'entraînement à la répétition de vos mouvements pour la cérémonie. Bonne chance, et que les Sept vous accompagnent.
Scott Lane saute du caisson en bois et retraverse le couloir de soldats. Les gardes du palais le suivent et quittent la cour. Les autres militaires se mettent au repos et retournent à leur entraînement sans dire un mot. Cwen lâche un soupir.
- Notre commandant Lane a beau être une image forte et charismatique de nos forces militaires, je trouve que nos troupes se ramollissent tout comme notre roi vieillit. Le Haut Royaume perd de sa crédibilité et de sa splendeur. Heureusement que les autres royaumes ne peuvent pas nous surprendre à nous tenir ainsi, ça serait la risée de la capitale.
- J'ai entendu dire que le roi Kyan est mourant, ajoute William. Il est au pouvoir depuis si longtemps... Ça nous ferait drôle de voir l'héritier Theod le remplacer sur le trône.
- Un air frais de jeunesse ne nous ferait pas de mal, bougonne Cwen. Les membres de la famille royale restent des hommes avant tout. Ils vieillissent et perdent de leur vivacité avec le temps. Heureusement pour nous qu'ils ne soient pas immortels.
- Tu as raison, acquiesce William. Nous avons tendance à les sacraliser. Cependant, la lignée royale a quand même été élue par les Dieux et ça ce n'est pas rien.
Cwen lâche un rire étouffé.
- Ne me dis pas que tu crois à tous ces mythes et légendes que les terres Pontificales nous balancent entre les dents. Le roi n'en a plus pour longtemps et son jeune héritier ne tient pas debout sans sa canne. Je veux bien voir comment les Dieux vous les aider.
- Dis-moi que tu ne crois pas en l'existence des Dieux pendant que tu y es !
Cwen prend un air fatigué.
- Je crois surtout que le Vieux Royaume est le bambin et que la terre Sainte est la nourrice, lui faisant croire toutes ces histoires avant d'aller dormir le soir. Vu les incroyables faits des mythes, je trouve assez étrange que nous, les hommes, n'ayons jamais connu de phénomènes aussi surnaturels.
- Laisse donc le Vieux Royaume rêver de ces histoires, répond William en fronçant les sourcils. Les mythes sont sûrement des images ou des métaphores pour expliquer des évènements plus rationnels sur l'origine de notre civilisation. Il est un peu bête de les croire au pied de la lettre.
Cwen rigole à pleine dents.
- Tu commences à te contredire, mon jeune Kettbell. Les Dieux existent ? Ou sont-ils des métaphores ?
William inspire une grande bouffée d'air pour surenchérir, mais le gros soldat Bur dans la cour refait sonner les cloches. Cwen se frotte les yeux en bâillant.
- Là, c'est bien la fin de l'entrainement.
Il se retourne vers William.
- Peu importe les origines de notre monde et la façon dont les premiers membres de la lignée royale ont été nommés souverains du royaume. Ce qui compte aujourd'hui, c'est le système monarchique qui semble s'essouffler avec le temps. C'est à nous de consolider l'image du pouvoir en remplissant notre rôle de soldats comme il se doit.
Cwen saute du mur avec détermination et traverse la cour. William reste silencieux. Son ami sergent croit dur comme fer à l'organisation du royaume. Il affirme sa confiance en vers Scott Lane, le roi, ses soldats, mais un simple doute peut lui faire changer son humeur du tout au tout.
Le jeune soldat lance un dernier coup d'œil à l'horizon en haut des murs du palais avant de rejoindre à son tour la caserne. Les grands champs dorés ont désormais pris un teint magenta. Tout autour, le désert de sable chaud s'est rapidement assombri. Les grandes tours de la Sainte Cité au loin ne sont quasiment plus perceptibles. À l'Est, la chaîne de montagnes qui délimite le royaume avec les terres de Pârces et de Vif-Azur n'est plus visible. Le vent frais et humide du soir amène avec lui un air doux et agréable qui vient caresser les cheveux du jeune soldat. La nuit s'annonce sereine sur le plateau du Haut Royaume, comme toujours. Il ne reste plus que le Palais Royal au sommet de la montagne, dominant la vieille ville édifiée au pied des falaises, pour accueillir les dernières lueurs du crépuscule.


*Dunes de sables.

LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant