Chapitre 6 : Les jardins

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          William Kettbell entre furtivement dans les jardins royaux. Les instruments de musique à l'intérieur du palais ne s'entendent plus. Il s'engage sur un petit sentier en injuriant son supérieur. Cwen aurait pu chercher son épée lui-même pour le défilé. Le jeune soldat dépasse un bosquet et pénètre dans les multitudes d'arbrisseaux taillés. Les plantes dégagent d'étranges parfums qui viennent chatouiller les narines du jeune soldat. D'innombrables fleurs colorées se dressent vers le ciel, cachées derrière de petites feuilles humides. Il n'était entré qu'une fois dans les jardins royaux, à l'occasion d'une visite au début de son service militaire. Les soldats ont l'obligation de connaître chaque recoin du palais en cas d'alerte. Les lieux étaient splendides ce jour-là, mais ne dégageaient pas le charme nocturne et silencieux de ce soir.
      William change de sentier pour rejoindre la partie Est du Haut Palais. Il lance un regard au-dessus des haies pour vérifier qu'il n'y ait personne et remarque le sommet d'un grand arbre. Son imposant tronc blanc se démarque des petits arbustes qui longent les allées. Les feuillus de cette taille se font rare dans le paysage aride du Haut Royaume. Les épaisses branches qui dépassent de son généreux feuillage reflètent la lumière du ciel. William prend un instant pour admirer la splendeur de l'arbre avant de se ressaisir. Ce n'est pas le moment de rêvasser. Son supérieur Cwen risque d'avoir de gros ennuis s'il n'a pas son épée de cérémonie à temps pour le défilé. Le jeune soldat reprend sa route, les yeux rivés sur le sol, pour ne pas être tenté par le spectacle que lui offrent les jardins.
      Son chemin débouche sur une grande fontaine au centre d'une petite place. Une sculpture en ferraille se dresse au-dessus du bassin. Elle représente un guerrier brandissant une lance au-dessus de son casque, chevauchant un effroyable lion tricéphale. Des gerbes d'eau jaillissent des trois gueules, chacune achevant sa course dans une éclaboussure tonitruante au pied de la statue.
      William longe la place en tapinois. Il s'arrête net. Des voix s'élèvent derrière la fontaine. Il se précipite derrière une haie pour ne pas être vu. Le jeune soldat plisse les yeux et reconnaît la silhouette du prince héritier Theod. La canne blanche ne trompe pas. Une jeune femme vêtue d'une élégante robe lui tient compagnie. Il doit s'agir de sa sœur Deryn. William pâlit. En plus d'être entré dans les jardins royaux sans autorisation, il risque d'être accusé d'espionner la lignée royale. La voix de Deryn prend un ton grave et inquiet. William rejoint sans plus attendre un sentier à l'écart de la place. Ce ne sont pas ses affaires et il n'a surtout pas intérêt à s'en mêler.
Après un brève marche, il arrive devant la cour d'entraînement. Le jeune soldat se précipite en direction de la caserne militaire. Il n'y a pas un chat dans les environs. Les lanternes sont éteintes et les mannequins en bois sont rangés. Le jeune soldat se catapulte dans le baraquement et en ressort quelques secondes plus tard avec une épée à la main. Il doit maintenant rejoindre Cwen le plus rapidement possible. Il traverse la cour d'entraînement, s'aventure à nouveau dans les jardins, longe les même sentiers que l'aller, passe près de la fontaine en ferraille... et entend des sanglots.
      William s'arrête. Il distingue à nouveau la silhouette de Theod, près de sa sœur en pleurs. La curiosité du soldat prend le dessus. Pourquoi ne sont-ils pas à la cérémonie ? Il s'approche à pas de loup et épie les enfants du roi. Deryn est assise sur le banc. Sa robe méticuleusement bien brodée accentue son charme. Ses larmes la rendent fragile, mais n'affecte pas sa beauté juvénile. Le jeune soldat est attristé de la voir en pleure. Il n'a jamais approché d'aussi près les membres de la lignée royale. Le prince hériter, quant à lui, est bien comme on le décrit. Son visage reflète un caractère dur et assuré, mais sa carrure le rend aussi frêle qu'une feuille morte. Son dos a l'air de le fatiguer. Il peine à tenir debout.
      Theod s'appuie sur sa canne et sort un mouchoir de sa poche. Il le tend à sa sœur sans dire un mot. William ne remarque rien d'inquiétant. Les chagrins de la fille du roi ne le concernent pas. Quelles que soient les raisons de son état, ce ne sont pas ses affaires. Son devoir est d'intervenir seulement en cas de danger.
      William s'apprête à s'éclipser, mais Deryn interpelle son frère. Le jeune Kettbell se ravise et tend l'oreille pour écouter la discussion.
      - Theod ? le questionne-t-elle. Que vais-je faire seule avec un royaume ?
L'héritier l'écoute, toujours silencieux.
      - Si notre père meurt, je serais seule au palais ! reprend-elle. Tu n'imagines pas le scandale que ton départ causerait au sein de tous les royaumes ! Tu marqueras la fin de notre lignée en agissant ainsi !
      Deryn devient silencieuse à son tour. William, toujours caché derrière la haie, ne comprend où veut en venir la jeune fille du roi. A l'entendre parler, on croirait que le prince veut se donner la mort. Mais pourquoi ? Pour ne pas succéder au trône ?
      - Et puis, ajoute Deryn, envisager une femme sur le trône me paraît bien illusoire. Les nobles préfèreront se battre entre eux pour prendre ta place.
     Theod la regarde, insensible. Plus aucune expression ne marque son visage.
      - Il est peut-être temps de changer ces règles stupides au palais, dit-il. Je suis persuadé que tu sauras mieux gouverner le royaume que moi ! Je pars dès que la cérémonie se termine. Notre père nous aura au moins vus une dernière fois réunis, je lui devais bien ça.
    Deryn recommence ses pleurs.
      - Que pensera notre père quand il prendra connaissance de ta fuite ? Comment réagira-t-il quand il apprendra que son héritier a quitté le palais ?
    Theod lève les yeux au ciel, agacé.
      - Et comment comptes-tu soigner ta maladie ? ajoute-elle. J'espère que tu es conscient que tu peux en mourir ! Tu ne peux même pas sortir de ta chambre sans ta maudite canne !
    Theod lâche un petit rire.
      - Ma 'maladie'. Je l'ai depuis ma naissance et elle s'aggrave avec le temps. Peut-être que je n'arriverai plus à marcher dès l'année prochain. Alors je préfère diriger mes derniers pas vers Vif-Azur.
      - Mais qu'y a-t-il à Vif-Azur ? s'indigne Deryn. Pourquoi aller si loin ? Il est impossible de franchir la chaîne de montagnes !
    Theod relève la tête et la regarde, plein d'espoir.
      - Des zones pétrolières ont été trouvées dans le Sud. Les armées de Pârces vont franchir les montagnes pour aider le Vieux Royaume à exploiter ses ressources. Ils vont franchir les montagnes, Deryn ! Je compte me rendre là-bas et trouver le moyen d'atteindre Pârces. Je n'aurai plus qu'à voyager jusqu'à Vif-Azur.
    Deryn se décompose. Ce plan est trop risqué.
      - Quand le roi apprendra que son héritier est parti, ajoute Theod, il fera tout son possible pour que tu lui succèdes, j'en suis persuadé.
      - Notre père peut accepter, mais pas les terres Pontificales ! rétorque-t-elle. Ils n'accepteront pas qu'une femme prenne le pouvoir. Ils demanderont aux nobles de choisir un nouveau roi !
    Theod soupire. Sa sœur se lève du banc et s'approche de son frère.
      - Tu veux partir ? Je sais que je ne pourrai pas te faire changer d'avis. Tu finiras par trouver un moyen de t'enfuir même si je m'y oppose.
    Pour la première fois, une émotion se lit sur le visage stoïque de Theod.
      - J'accepte, Theod, reprend-elle. Mais à une seule condition. Je veux que tu attendes la mort de notre père avant de partir. Un roi ne devrait pas finir ses jours en sachant que son fils ne sera pas là pour le succéder.
      Theod hésite un moment. Il s'avance de quelques pas, le regard plongé dans les yeux de sa sœur.
      - Bien. J'accepte ta condition. Je m'organiserai en secret avec notre oncle pour que le trône te revienne de droit. Je sais qu'on peut lui faire confiance. Tu seras capable de tenir les rênes du Haut Royaume mieux que quiconque, j'en suis certain.
      L'héritier enlace sa sœur, puis quitte les jardins sans ajouter un mot. Sa canne se plante dans le sol à chacun de ses pas. Pour une fois, les enfants du roi se séparent en bonne entente. William Kettbell reste bouche bée derrière la haie sans vraiment réaliser ce qu'il vient d'entendre. Le prince Theod veut partir pour Vif-Azur et laisser le trône à sa sœur. Mais pourquoi ne veut-il pas du trône ? Que craint-il ? Le jeune soldat ne perd pas un instant de plus pour rejoindre Cwen. Il a passé assez de temps dans les jardins comme ça. Paniqué, il se précipite à la sortie du buisson et marche accidentellement sur une branche sèche. Le craquement retentit dans les jardins. William se fige. Si Deryn s'avance vers la haie, il est cuit.
      La jeune femme fait volte-face, alertée par le bruit. Elle distingue brièvement une ombre se faufiler à travers les feuilles. Dans son mouvement brusque, sa main frôle un étrange papier accroché dans les plis de sa robe. Deryn étend le petit mot et marmonne le texte griffonné à l'intérieur. William profite de cette miraculeuse distraction pour agir. Il rejoint sur la pointe des pieds le petit sentier et s'élance dans la partie Ouest des jardins.
      La fille du roi glisse le bout de papier dans sa ceinture et jette un œil sur la haie. Elle n'est pas très inquiète. Le bruit devait sûrement venir des rats qui pullulent le Haut Royaume.

     William décampe le plus vite possible. Il est encore temps pour que Cwen ait sa maudite épée avant son passage au défilé militaire. Le jeune soldat s'échappe des jardins, l'arme à la main. Il passe le portillon, essoufflé, et aperçoit son supérieur discuter avec d'autres soldats. Cwen le remarque et lui fait discrètement signe de rester à l'écart. William le regarde sans comprendre. Trop tard. Une main l'attrape par le col et le soulève du sol d'un demi-pied. William devine du coin de l'œil une silhouette de deux mètres de hauteur se dresser derrière lui. Le soldat ne cherche pas à en savoir davantage. Il n'y a que le gros garde Bur-Sans-Cervelle pour faire cette taille. Ce dernier a dû l'apercevoir entrer dans les jardins royaux et l'attendre de pied ferme. Il est cuit pour de bon. William se laisse porter, impuissant, et cherche le regard de Cwen au loin. Son supérieur s'est déjà placé en ligne avec les autres soldats, prêt à entre dans la salle de cérémonie selon le protocole du défilé. Le géant repose William sur le sol et lui menotte les mains en grognant comme à son habitude.
      - Bravo Kettbell, lui annonce-t-il avec sa grosse voix rocailleuse. Tu viens de gagner trois semaines dans les cuisines !


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant