Chapitre 45 : Le témoin

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Les cloches sonnent l'arrêt des entraînements dans la cour du Haut Palais. Les soldats se mettent en rangs et regagnent les vestiaires de la caserne militaire, éclairée par le soleil couchant. Dans la salle principale, le sergent Cwen s'assied sur un caisson en bois, le portrait de William Kettbell entre les mains. Il n'arrive pas à croire que son camarade subalterne soit recherché pour meurtre. Lui qui s'inquiétait pour son élève en tant que responsable, en alerte à la moindre nouvelle depuis son arrestation, ces affiches lui crachent la réalité en pleine face. Cwen s'est fait berner depuis le début par ce traître. La nouvelle a été très difficile pour le sergent. Au début, il ne voulait pas y croire. Un jeune homme aussi honnête et sympathique que William ne pouvait pas cacher un assassin manipulateur sans cœur. Le jour de la cérémonie de mi-année, le jeune soldat a profité de son passage dans les jardins royaux pour préparer son attaque avec ses amis conspirateurs. Cwen en est persuadé. Heureusement pour lui qu'il avait des alibis convaincants ce jour-là. Sinon son lien avec le meurtrier aurait pu lui apporter de gros ennuis. Qu'a-t-il manigancé dans les cuisines après son arrestation ? Le sergent est bien curieux de savoir ce que le commandant Scott Lane a trouvé dans les sous-sols. Depuis que ce dernier lui a promis de se renseigner au sujet de William Kettbell, il n'a pas eu de nouvelles, hormis ses affiches déshonorantes qui pullulent dans les ruelles de la cité.
Une foule de soldats se forme dans la caserne militaire dans un brouhaha désagréable. Cwen perd patience et attrape au hasard un jeune garde par le col.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? questionne le sergent. Si c'est une bagarre, les responsables vont prendre tarif. Je ne suis pas d'humeur aujourd'hui.
— C'est le commandant, sergent. Il est de retour à la caserne. Il va nous annoncer les nouvelles du Parlement.
Cwen relâche le col du soldat et le laisse partir. Ils attendent le discours de Scott Lane sur la voix du peuple au sein de l'assemblée des nobles. Même si son combat semble mener à une impasse, les soldats se plaisent à boire ses belles paroles. Le sergent se lève et rejoint la foule. Il arrivera peut-être à avoir des nouvelles sur l'enquête s'il intercepte le commandant.
La jeune recrue ne s'est pas trompée. Scott Lane fait son apparition et se met face à la troupe de soldats. Quelques officiers réclame promptement le silence. Un air grave assombrit le visage du commandant. Les nouvelles ne sont pas bonnes.
— Sans surprise, annonce-t-il, le Parlement rejette la voix du peuple.
Des huées se font entendre dans la foule.
— Mais tout n'est pas encore perdu, poursuit-il. Les soldats ont encore un rôle à jouer et nous devons nous tenir prêt à agir au moment voulu.
Tous les regards sont accrochés à ses lèvres. Le silence règne à nouveau.
— J'ordonne aux officiers de regrouper à nouveau vos doléances, nous ne raterons pas l'occasion de nous faire entendre.
La foule applaudit le commandant. Cwen ricane. Les soldats ont longtemps attendu des nouvelles du Parlement et Scott Lane leur accorde trois répliques et un espoir vain. La situation est ridicule. Le sergent serpente entre les soldats pour s'approcher du commandant. Le général est déjà sur le point de faire demi-tour pour quitter la caserne. Les officiers exécutent les ordres et tentent de calmer la foule. Cwen est à deux rangs d'atteindre Scott Lane. Il l'interpelle à travers le vacarme incessant. Mais le gros garde Bur-Sans-Cervelle lui passe devant et obtient l'attention du commandant en premier.
— Mon général ! Vous faites erreur !
Cwen entend pour la première fois le soldat Bur formuler une phrase complète et conjuguée. Scott Lane se tourne vers l'imposante silhouette et le dévisage avec agacement.
— Faites vite, soldat. Je n'ai pas de temps à perdre. Soyez rapide et concis. C'est un ordre.
— Vous faites erreur sur votre enquête, reprend Bur. William Kettbell est mort, c'est moi qui l'ai tué.
Cwen perd son souffle à ces mots. Tout se bouscule dans sa tête. Scott Lane a fait fausse piste et le gros garde prétend avoir tué son élève.
Le commandant fait signe aux officiers de les écarter de la foule et entraine brutalement le soldat à l'extérieur de la caserne. Cwen se précipite sur Bur, voulant comprendre, mais les gardes l'en empêchent et le rejettent dans la foule.
— Tu l'as tué ? Qu'a-t-il fait ?
Bur a tout juste le temps de lancer un regard au sergent avant de passer la porte. Cwen crache un juron avant d'être englouti pour de bon par la foule.

La porte de la caserne militaire se ferme violemment derrière Scott Lane. Le commandant précipite le soldat Bur à l'extérieur. Ils se retrouvent seuls dans la cour d'entrainement, plongée dans l'obscurité de la nuit.
— Parle ! Pourquoi n'ai-je pas été informé plus tôt ? Tu veux être condamné à mort ?
— Impossible de vous joindre, répond le gros garde. J'ai voulu vous prévenir dès que j'ai vu les affiches.
Lane prend une grande inspiration, nerveux. Il n'a jamais été aussi en colère.
— Raconte-moi tout. Je veux savoir ce qu'il s'est passé au détail près. A-t-il tenté d'empoisonner les plats dans les cuisines ? A-t-il fuit avant que tu ne le tues ? Parle !
— Je n'ai fait qu'obéir aux ordres, mon commandant. Il se trouvait dans les cuisines, accusé d'empoisonnement. Ils ont ordonné de l'arrêter, mais il a fui. Je l'ai rattrapé, il a glissé, puis il est tombé.
Le général lance un juron.
— Qui « ils » ? Sous les ordres de qui obéissais-tu ?
— Deux grands seigneurs de la Cour, mon commandant. Ils qualifiaient le soldat d'assassin. Je n'ai fait que mon devoir de soldats.
— Que faisaient deux nobles dans les cuisines ? Saurais-tu les nommer ?
— Seigneur Campbell et seigneur Darleston, mon commandant. Ils étaient à la recherche de l'assassin.
Scott Lane plonge son visage dans ses mains. Toute cette histoire n'a ni queue ni tête.
— Jesse et Maynard, murmure-t-il. Pourquoi ne m'en ont-ils pas parlé ?
Bur n'ajoute rien. Le général inspire à nouveau, craignant le pire.
— Que savaient-ils sur le soldat Kettbell ? Pourquoi s'en prendre à lui directement ?
Le gros garde hésite un long moment. Sa gorge se serre.
— Je vous jure que j'ai essayé de vous joindre plus tôt, mon commandant.
— Parle !
Bur essuie la sueur de son front avec sa manche.
— Le soldat Kettbell qualifiait aussi les seigneurs d'assassins. L'ayant moi-même surpris dans les jardins royaux lors de la cérémonie de mi-année, j'ai préféré croire les seigneurs.
Lane secoue sa tête sans dire un mot. Il en a assez entendu. Tout fait sens, désormais. Le commandant quitte le gros garde et entre à nouveau dans la caserne.

Le brouhaha de la foule n'a pas cessé. Scott Lane ordonne à quelques officiers de le suivre.
— Messieurs, l'enquête prend une autre tournure. Les pistes s'élargissent. Souvenez-vous de la tentative d'arrestation du soldat Kettbell que le chef cuisinier nous a décrit lors de notre inspection aux sous-sols. L'un des soldats a enfin témoigner. Nos seigneurs Maynard Campbell et Jesse Darleston se trouvaient dans les cuisines ce jour-là. Je veux enquêter sur leur cas.
Les officiers se regardent avec étonnement. L'un d'eux se tourne vers son commandant, embarrassé.
— Nous ne pouvons pas nous le permettre, commandant. Ils participent activement au parti politique adverse au vôtre. Mener une investigation à leur égard, c'est considéré que vous ne respectez pas les règles du Parlement.
Un autre se permet de compléter.
— Mêler l'armée aux affaires politiques du palais serait vu comme une révolte contre le royaume. Voir même d'un coup d'Etat.
Scott Lane acquiesce d'un hochement de tête, déterminé.
— J'en suis conscient. Je suis prêt à risquer l'espionnage pour dénicher la vérité sur cette affaire. Rien de tout cela n'arrivera si vous restez discrets. Il me faut des preuves solides de leurs implications à la conspiration au plus vite.
Les officiers hésitent un moment.
— Vous devez être sûr, commandant. S'ils ne sont pas coupables, vous risquez vos titres au Haut Royaume. La Cour vous tiendra également responsable de la conspiration et des meurtres.
— Qu'il en soit ainsi. Je mise ma carrière sur votre discrétion. Une enquête sur ces deux seigneurs n'excluent pas une participation potentielle de Thomas Elsheman, le représentant du parti. Enquêtez également sur lui, j'attends votre rapport dans trois jours.


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant