Chapitre 4 : La cérémonie

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          Winterbridge réajuste l'ample pièce d'étoffe du roi Kyan, puis lui remet sa canne en fer ornée d'une poignée sculptée à tête de lion. Ce majestueux animal rappelle l'intrépide monture du premier roi du Haut Royaume. A sa sénestre, Scott Lane range avec délicatesse une épée légère en bois dans le fourreau de son souverain. Ce dernier ayant inexorablement perdu des forces pendant l'hiver, remplace dorénavant son arme de cérémonie par un fleuret pour que le poids de sa ceinture ne soit pas trop lourd. Seule la volute de la garde est forgée en métal doré pour contrefaire la pièce originale.
      Tous trois regardent face à eux la porte fermée qui mène au Grand Hall du palais. Scott Lane s'apprête à s'avancer pour l'ouvrir mais le roi le retient malhabilement. Le chef des armées se retourne avec promptitude et légèreté. Winterbridge observe avec un sourire amusé le soldat. Toute l'attention que celui-ci porte à sa majesté se lit dans son regard. Le conseiller se contente de redresser sa moustache et d'examiner la scène.
      Le seigneur demande au commandant de s'approcher avec un petit signe de la main pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille. Lane hésite, puis finit par se pencher. Il l'écoute avec attention. Winterbridge sent la curiosité l'envahir jusqu'à lui donner un petit frisson. Il se penche discrètement pour entendre les chuchotis du roi, mais Scott Lane a déjà levé la tête. Winterbridge se redresse furtivement pour ne pas dévoiler son esprit fouineur, bien que le protecteur royal ne lui porte aucune attention. Lane regarde fixement le roi comme si la vie de ce dernier en dépendait. Winterbridge, qui ne comprend pas, s'apprête à déranger leur jeu de regards, mais le roi rompt le silence en premier.
      - Vous avez bien transmis les nouvelles informations concernant la zone pétrolière à Theod ?
    Winterbridge s'empresse de répondre en entortillant sa moustache.
      - Oui, mon Seigneur. Votre fils héritier a bien reçu l'information. Je lui ai également rappelé la cérémonie de ce soir...
    Le roi peine à se tourner complétement vers son conseiller.
      - Bien. Veillez sur lui ce soir. Je n'aimerais pas que ses bêtises entachent la prééminence de la lignée royale.
    Le roi fait signe à Lane d'ouvrir la porte. Celui-ci hoche la tête et s'exécute. Il pousse avec force la porte à deux battants. Le couloir qui restait calme jusqu'à maintenant se retrouve envahi par un brouhaha de plus en plus prégnant au fur et à mesure que la porte s'ouvre. Le roi, accompagné de son 1er conseiller et du soldat de la défense royale, entre dans la salle des cérémonies à l'encontre des nobles de la cour.

          Le Grand Hall est la plus somptueuse salle du Palais Royal. On y trouve des tables habillées de nappes rouges et dorées, recouvertes de mets raffinés et de grands pichets de vin. Le plafond est soutenu par d'imposantes colonnes en marbre aux quatre coins de la pièce, longées par de fins tuyaux argentés. De gigantesques arcs métalliques traversent la voûte pour renforcer la solidité de l'architecture, tandis que les grands murs assurent la structure de l'édifice dans laquelle des fenêtres sont incrustées. Les voussures au-dessus de celles-ci sont décorées de pictogrammes religieux, évoquant l'histoire des terres Pontificales de l'Ouest.
      Le roi Kyan s'avance dans la salle pour rejoindre son trône, placé au milieu du banquet. Son entrée réduit l'assemblée au silence. Une foule de nobles l'observe, immobile au centre de la pièce. Il s'assoit calmement et écoute le brouhaha reprendre son cours. Quelques curieux se bousculent pour voir le seigneur du Haut Royaume de plus près, tout en essayant de garder une allure civilisée pour faire bonne impression. Scott Lane joue son rôle de garde près des tables du roi en surveillant la cohue des nobles aux côtés du souverain. Winterbridge se met à côté du commandant.
      - Vous ne profitez pas du banquet, Lane ?
    Le soldat reste stoïque et continue d'observer calmement la foule.
      - Je n'ai pas le droit de consommer pendant mon service, monseigneur.
      - Cela va de soi...
    Winterbridge arrache la cuisse d'une dinde rôtie posée sur l'une des tables.
      - ... Donc je ne vous propose pas une part de cette gigue callipyge ?
    Le 1er conseiller lui tend le morceau de viande. Lane lève un sourcil.
      - A en parler ainsi, vous faites du propriétaire de cette cuisse un bien noble animal.
      - Ne vous méprenez pas, mon cher Lane. Savez-vous que le dindon détient certaines particularités physiques qui fait de lui l'animal emblématique de nos basses-cours par excellence ?
      - N'y voyez aucune offense, Monseigneur, mais le respect que l'on donne aux dindons ne m'intéresse guère. Je vous propose de profiter de la cérémonie en tenant compagnie à notre roi.
      - Vous avez bien raison, Lane. Je m'emporte, comme toujours.
    Winterbridge croque dans la cuisse.
      - Mmmh... Lane, passez-moi une serviette.
    Le soldat s'exécute en sortant un tissu blanc immaculé de sa poche. Winterbridge essuie ses doigts graisseux avant de reprendre.
      - Notre roi vous a murmuré quelque chose avant notre arrivée dans le Grand Hall. Pouvez-vous m'en faire part ?
      - J'ai bien peur que non, répond stoïquement Lane. Par ailleurs, les musiciens vont bientôt débuter les danses. Je vous conseille fortement d'aller vous préparer avant que le bal ne commence.
      - Mais je suis déjà prêt, Lane ! Là, vous m'offensez bel et bien. Nous avons encore un peu de temps pour discuter.
    Lane, agacé par la compagnie étouffante de son interlocuteur, commence à faire des petits mouvements nerveux avec ses jambes.
      - Vous me paraissez crispé, Lane. Est-ce le défilé militaire qui vous tracasse ? D'ailleurs, quand a-t-il lieu ?
    - Dans quelques heures, Monseigneur.
    - Vous savez, Lane, je vous apprécie énormément. Tout le travail que vous faites pour notre roi...
     Le son d'un instrument vient interrompre Winterbridge. Lane remercie intérieurement l'orchestre de le sauver d'une interminable et pesante conversation. Les nobles dans la salle s'écartent du centre pour laisser passer les musiciens. Lane profite du mouvement de foule pour fuir au plus vite le conseiller du roi.
      Les instrumentistes s'installent. L'un d'eux est debout derrière une étrange machine où l'on voit l'ensemble des engrenages. Il se met à tourner une manivelle et de légers sons graves commencent sortir du mécanisme. Un autre file étroitement ses doigts entre les cordes métalliques d'une harpe fendue. Quelques autres tiennent des violons plus traditionnels sculptés dans une plaque de fer grisée et huileuse. L'orchestre tout entier débute alors un air doux et harmonieux qui sonne agréablement bien dans le Grand Hall.
      Les nobles se replacent au centre de la pièce au rythme de la musique. Les femmes sont les premières à se mettre à danser, chacune habillée avec une longue robe nacrée dont l'imposante décoration est soigneusement brodée. Leur coiffe scintille sous les grands lustres suspendus au-dessus de leur tête. De longs rubans violets reposent sur leurs coudes, traînant jusqu'aux dentelles du vêtement. Le corset est étrangement serré par un fil de fer assoupli qui vient affiner les formes de la tenue. Face à elles, leurs cavaliers affublés d'un couvre-chef les rejoignent avec un subtil pas de danse. Le menton haut et la tête fière, ils les guident à travers la salle sur le rythme de la valse. Certains d'entre eux portent une rose en fer épinglée sur le haut de leur costume. Ils font parfois mine de la sentir, et se mettent aussitôt à rire aux éclats.
      Les plus vieux nobles préfèrent rester à l'écart des valseurs pour ne pas recevoir de coups hasardeux d'un duo un peu trop folâtre. Deryn se tient debout parmi eux, vêtue d'une élégante robe rouge ardente. Elle est seule, les yeux plongés dans le vide. La jeune fille du roi se contente d'écouter l'orchestre. Elle aimerait rejoindre les danseurs mais elle ne connaît aucun noble qui pourrait l'inviter sur la piste. Elle ne se retrouve qu'à de rares occasions au milieu de la cour royale. Les jeunes du palais n'osent généralement pas l'approcher, intimidés par son statut royale. Deryn n'a jamais su comment les autres pouvaient la percevoir. Elle n'a pourtant rien d'intimidant dans sa façon d'être.
      Une silhouette passe devant elle et la bouscule. Deryn sort aussitôt de ses pensées et manque de perdre l'équilibre. Elle essaie de voir qui a osé la heurter mais l'inconnu s'est déjà immiscé dans la foule. En tentant de suivre l'impoli du regard, elle aperçoit à l'autre bout de la salle son père le roi, assis au buffet. Elle lit sur son visage sa fatigue et son désarroi. Rester présent à la cérémonie doit sûrement lui demander un effort considérable. Cependant Deryn ne peut rien faire, si ce n'est attendre la fin de la cérémonie.
      Elle balaie du regard le Grand Hall et remarque son frère au milieu de ses amis. Theod a toujours eu moins de mal à faire des rencontres parmi les nobles. Elle reconnaît Thomas Elsheman, un garçon plus âgé que son frère mais aussi maigre que lui, qui tente de le cacher avec des vêtements larges et souples. Il est accompagné comme d'habitude par le bibliothécaire Maynard Campbell et le fils d'une des plus riches familles de la cour royale, Jesse Darleston. Deryn soupire en imaginant ces jeunes gens prendre un jour la relève du royaume. Ces trois garçons ne lui ont jamais inspiré confiance.
      En observant son frère, Deryn se souvient brusquement de la conversation qu'elle avait eue avec lui la veille. Cet imbécile a osé lui partager son envie de fuir le palais. Il ne faut absolument pas qu'il en parle aux autres. Il est d'ailleurs préférable de finir la conversation à l'abri des regards indiscrets. Deryn décide de le rejoindre avant qu'il ne dise des foutaises à ses chers acolytes. Elle traverse la foule et se retrouve derrière Theod. Ce dernier, qui parlait paisiblement à ses amis, voit que ses camarades ne l'écoutent plus et regardent derrière lui. Il se retourne et se retrouve nez à nez avec sa sœur. Il soupire.
      - Quelque chose ne va pas, Deryn ?
    Sa sœur prend un air faussement surpris.
      - Ah Theod, tu es là. Je te cherchais. C'est possible d'aller discuter un moment ?
    Theod se pince les lèvres et fait volte-face à ses amis.
      - Messieurs, je m'excuse. Je m'absente quelques minutes. Je vous rejoins dans quelques instants.
    Thomas lui répond avec un grand sourire. Deryn ne pensait pas que celui-ci pouvait prendre un air si agréable.
      - Tu n'as pas à t'excuser, Theod. Fais donc ce que tu as à faire. Si à ton retour le défilé militaire a déjà débuté, retrouve-nous directement près du banquet.
      Deryn se sent impolie de couper son frère dans sa conversation, mais il est nécessaire de lui enlever cette idée insensée de partir. Il ne comprendre pas à quel point cela peut être dangereux. Celui-ci répond à son ami avec un hochement de tête et se retourne vers sa sœur. Maynard retire son chapeau pour saluer la jeune fille du roi. Il profite que l'héritier ait le dos tourné pour lancer un clin-d 'œil déplacé. Son large sourire dévoile quelques dents en or. Deryn ne prête aucune attention au bibliothécaire. Elle prend la main de son frère et le tire dans la foule. Thomas les regarde disparaître entre les nobles de la cour. Il perd soudainement son air jovial. Jesse se tourne vers lui.
      - Qu'en penses-tu ?
    Maynard remet son chapeau en place.
      - Il faut avouer qu'elle est assez attirante.
      - Mais je ne parle pas de Deryn, abruti, soupire Jesse. Et puis que crois-tu pouvoir faire face à la fille du roi avec un nez si tordu ?
    Jesse baisse le chapeau de Maynard pour lui cacher le visage. Thomas stoppe ses amis dans leurs taquineries et retient leur attention avec un regard perçant.
      - Ne vous rendez pas plus ridicules que vous ne l'êtes déjà. Jesse, tu es sûr qu'elle a reçu le papier ?
      - Oui. Elle le découvrira dans les plis de sa robe avant demain.
    Il se tourne vers Maynard.
      - C'est toi qui t'y colles.
    Thomas lui fait signe de se taire. Il regarde l'autre bout de la salle. Jesse et Maynard suivent son regard et aperçoivent Winterbridge parler à Scott Lane.
      - Il essaie encore de tirer des informations à Lane à ce que je vois, grogne Jesse.
      - Vu la tête de ce dernier, ça n'a pas l'air de lui plaire, ajoute Maynard. Je ne sais pas depuis combien de temps Winterbridge s'amuse à lui parler mais il ne devrait pas faire de faux pas.
      - Ne t'en fais pas pour ça, lui répond Thomas. On peut lui faire confiance. Etes-vous prêts pour demain ?
    Jesse craque son cou, prêt à agir.
      - Tout est en place. As-tu fait ta part du travail ?
    Thomas lui répond calmement sans décrocher son regard de Winterbridge.
      - J'ai réussi à placer « le petit coup de pouce » dans le verre du roi avant que Theod ne me rejoigne. Il a été difficile d'échapper à la vigilance de Lane, mais Winterbridge a réussi à faire diversion.
    Thomas regarde désormais le vieux roi à sa table.
      - Le roi Kyan n'en a plus pour longtemps. Tenez-vous prêts car nous n'aurons pas de deuxième essai.
      L'orchestre s'arrête de jouer et le calme revient dans le Grand Hall. Les portes principales s'ouvrent et des gardes de la défense royale font leur entrée. Scott Lane s'éloigne discrètement de Winterbridge en laissant une expression de liberté marquer son visage, joyeux de pouvoir lui échapper à nouveau, et rejoint la troupe au milieu de la salle face au roi. Les gardes sortent leurs armes et les présentent à leur souverain Kyan. L'orchestre se remet à jouer une musique militaire et les soldats commencent à défiler. Une nouvelle troupe entre dans le palais et les nobles applaudissent.

          A l'extérieur du palais,les autres soldats se préparent à entrer dans le Grand Hall. William Kettbell nettoie son casque au côté de son supérieur Cwen.
      - Je déteste ces casques, lui dit-il. Je n'arrive jamais à voir où je vais.
    Cwen lui répond avec un grognement habituel.
      - Ce n'est que pour un soir. Tu peux bien faire un effort, non ?
    Le sergent regarde autour de lui en se grattant la tête, embarrassé. William remarque l'agitation de son supérieur.
      - Quelque chose ne va pas ?
      - J'ai laissé mon épée de cérémonie dans la caserne, lui répond-il. J'ai pris mon épée d'entrainement par réflexe.
    Le jeune soldat Kettbell le regarde,embêté.
      - En passant par les jardins royaux tuas le temps d'atteindre la caserne, reprend Cwen.
    William lui lance de gros yeux offusqués.
      - C'est bientôt à nous de passer !Je ne vais pas avoir le temps de faire un aller-retour !
      - C'est pour ça que je te dis de passer par les jardins royaux, grogne Cwen.
      - Mais c'est interdit ! s'exclame William. Scott Lane a été clair sur ce point, il réserve une sévère sanction aux soldats qui ne tiennent pas leur rôle. Si on me trouve dans les jardins, je suis cuit.
      - Tout le monde est à l'intérieur et vu comme tu es agile, personne ne te verra. Dépêche-toi, c'est un ordre !
    Une nouvelle troupe militaire fait son entrée dans le palais et les soldats entendent les applaudissements des nobles.
      - Tu n'as presque plus de temps,William ! Ne reste pas planté là !
    Le jeune Kettbell lâche un juron et pose son casque. Il regarde autour de lui pour être sûr de ne pas être vu. Son supérieur lui fait un signe de départ et le jeune soldat s'élance vers les jardins royaux en un éclair. Cwen se retrouve seul. Il jette un coup d'œil aux alentours pour s'assurer que personne n'ait remarqué le départ de William, puisse met à siffloter en croisant les bras nerveusement comme si de rien n'était.


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant