Chapitre 7 : La bibliothèque

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          Depuis que le soleil s'est levé, les hommes à la tunique blanche circulent dans les grands couloirs de la Sainte Cité. Ils défilent devant les chambres communes comme chaque matin pour vaquer à leurs occupations habituelles. Les grandes tours qui surplombent les murailles de la cité en accueillent les premières lueurs matinales. Une foule blanche émerge du bâtiment des dortoirs et s'éparpille dans les différents quartiers de la cité. Certains prêtres se dirigent vers les temples. D'autres rejoignent les jardins fleuris où se trouvent les ruches. Les colonies d'abeilles sont régulièrement utilisées pour produire des breuvages faits d'eau et de miel, souvent fermentés.
      Pendant que la citadelle s'éveille au fur et à mesure que le soleil s'élève dans le ciel, Keith dort à poings fermés dans sa chambre. Étant le seul élève aux terres Pontificales à cette période de l'année, le jeune apprenti partage le dortoir avec quelques voyageurs qui ne sont là que pour une nuit ou deux. Son escapade nocturne, la veille, sur les balcons du bâtiment voisin, l'avait complétement épuisé. Il s'était rendu compte en allant se coucher que sa robe s'était légèrement déchirée sur les bords à cause de sa première chute dans les arbustes. Il s'était donc éclairé d'une bougie pour recoudre son vêtement, jusqu'à ce qu'il s'écroule de fatigue quelques instants avant le lever du soleil, la clé de Grimmor précieusement serré dans le creux de sa main.
Les injures d'un arboriculteur dans la cour se font entendre jusqu'à sa fenêtre. Keith se recroqueville sur lui-même pour se boucher les oreilles, sa tête plongée sous les draps de son lit. La clé de Grimmor s'échappe de sa main et percute le sol. L'élève lâche un grognement et ouvre un œil. Son esprit revient peu à peu à la réalité. Il commence à percevoir ce que crie le jardinier dans la cour.
      - ... Qui ? Qui a osé piétiner mes arbustes ?
    Les évènements de la veille reviennent doucement dans la tête de Keith. La voix d'un autre prêtre s'élève à travers la fenêtre.
      - Ne vous mettez pas en colère pour ça, voyons. C'est peut-être à cause du vent si vos arbrisseaux sont dans cet état !
    Keith se lève d'un coup. La clé ! Il pousse un gémissement de douleur en retenant son épaule gauche. Son bras lui fait toujours mal depuis sa chute du balcon. Il se souvient avoir la clé en main et... Le jeune apprenti jette un œil à ses pieds et trouve la clé de Grimmor sur le parquet.
      - Si le mystérieux malandrin ose s'approcher une nouvelle fois de mes plantes, il aura affaire à moi ! reprend l'arboriculteur dans la cour.
    Keith ramasse la clé en vitesse et s'habille. Cela fait déjà un bon moment que le soleil s'est levé. Il doit atteindre l'entrepôt derrière la bibliothèque au plus vite et trouver le manuscrit. Le jeune apprenti ouvre sa fenêtre pour aérer la chambre. Il repère le jardinier sous le balcon de Grimmor à l'autre bout de la cour. Ce dernier retravaille l'arbuste dans lequel Keith est tombé la veille. Les plantes sont effectivement dans un piteux état. Il devra se faire plus discret la prochaine fois. L'élève sort de sa chambre et court vers la bibliothèque en évitant de brusquer son épaule endolorie.

           La bibliothèque se trouve à l'écart des temples, près des quartiers principaux de la citadelle. L'extérieur de la bâtisse se démarque des autres édifices. L'entrée est plus discrète et la façade est moins bien décorée que celle des autres bâtiments. Keith n'est encore jamais entré à l'intérieur de la bibliothèque. On lui avait simplement désigné son emplacement sans donner plus de détails. Le jeune apprenti n'aurait eu aucun mal à confondre le bâtiment avec une caserne militaire si la pancarte suspendue au-dessus des premières fenêtres n'était pas là pour nommer le lieu. Chaque ouverture est protégée par un grand grillage en fer, accentuant l'ambiance carcérale de l'établissement. Seules quelques fleurs au pied des murs ajoutent un petit charme coloré à l'entrée. Keith pousse la porte en bois et entre dans la grande salle des archives de la Sainte Cité.
      L'apprenti découvre à son plus grand étonnement un intérieur plus accueillant et chaleureux que l'extérieur. Une immense salle se dévoile sous ses yeux, remplie de piles de livres qui s'élèvent jusqu'au plafond. Des étagères se dressent tout le long de la pièce, formant d'innombrables couloirs entre les amas de parchemins et de manuscrits. Des prêtres assis en tailleur étudient en silence, le nez plongé entre les pages de leurs livres. Keith s'avance dans la bibliothèque avec un regard admiratif. Les colonnes de papiers lui paraissent plutôt bien rangées, contrairement à ce qu'il avait imaginé au premier coup d'œil. Ses pas résonnent entre les parois. Il continue son avancée sur la pointe des pieds pour se faire plus discret. A part les éternuements de quelques lecteurs, pas un bruit ne vient troubler le calme de la bibliothèque.
      Le jeune apprenti s'engage dans les grandes allées ménagées entre les étagères en tenant toujours fermement la clé de Grimmor dans le creux de sa main. Il doit trouver la porte de l'entrepôt derrière la bibliothèque... Mais comment trouver une porte au milieu de ce labyrinthe ? Un grincement strident crisse derrière lui. Surpris, Keith se retourne, mais ne remarque rien. Les prêtres autour de lui n'ont pas l'air de se soucier de l'étrange bruissement de ferraille. L'apprenti lève ses yeux au plafond et aperçoit un homme en tunique blanche agrippé à une échelle. Celui-ci place un ouvrage sur une pile de livre. Il pousse subitement le recoin de l'étagère avec son pied. L'échelle collée contre le haut du meuble se déplace le long du couloir. L'homme se laisse glisser vers le bas et atterrit sur le sol. Keith s'empêche d'esquisser un sourire, tout excité. Des échelles sur rail sont installées dans la bibliothèque de la Sainte Cité ! Il n'en avait jamais vues auparavant.
      L'élève poursuit sa recherche dans les décombres de la bibliothèque. Après plusieurs minutes de marche, il atteint enfin un long mur en pierres. Keith est arrivé au bout de la bibliothèque. La porte de l'entrepôt se dresse là, à quelques pas de lui. Le jeune apprenti n'a vu aucune autre porte avant celle-ci, c'est donc forcément la bonne. Il s'empresse de placer la clé dans le verrou. A sa grande surprise, la porte ne s'ouvre pas. Keith tourne la clé de toutes ses forces, mais sans succès. Il lâche un juron et abandonne la serrure. Ça ne pouvait évidemment pas être si facile. S'est-il trompé de porte ? Des voix approchent dans sa direction. Rongé par le sentiment d'être en effraction, Keith prend le ridicule réflexe de se faufiler entre les étagères et se cache derrière un tas de livres. Deux prêtres font leur apparition près de la porte de l'entrepôt. Ils se mettent en tailleur près du tas de livres derrière lequel Keith s'est faufilé. Ils ont évidemment décidé de se poser ici ! Si le jeune élève se lance dans une nouvelle tentative d'ouvrir l'entrepôt, les deux prêtres le remarqueront forcément.
      - Essaie de trouver tout ce que tu peux sur le sujet, ordonne l'un des deux prêtres.
    Keith soupire. S'ils sont venus ici pour trouver un livre en particulier, ils vont s'apercevoir de sa présence en cherchant entre les étagères. Il n'est plus utile de se cacher. Le jeune apprenti décide de se faire passer pour un simple lecteur. Il se lève d'un coup, fatigué de jouer le rôle du voleur discret. Les deux prêtres sursautent en voyant la tête de Keith surgir derrière le tas d'ouvrages. Ils l'observent, longuement, comme s'il venait de les surprendre à dérober des ouvrages. Gêné d'être dévisagé, Keith fronce les sourcils pour répondre à leur regard insistant et prend un livre au hasard posé sur l'étagère la plus proche. Il s'abaisse à nouveau derrière le tas de livres sans les quitter des yeux. Sa présence semble gêner les deux prêtres. Peut-être partiront-ils plus vite ? L'élève décide de rester à sa place et d'attendre que les deux inconnus s'éloignent. Mais ces derniers restent assis en silence. Keith soupire à nouveau et observe le livre qu'il a entre les mains. Il ouvre la première page et lit l'intitulé : « Histoires des Enfers ».
      L'apprenti feuillette les pages du livre. Le hasard fait bien les choses. En attendant d'être à nouveau seul, il peut profiter de ce moment pour compléter la leçon inachevée de Grimmor sur les enfers en lisant quelques parties de cet ouvrage. Peut-être comprendra-t-il mieux ce que son précepteur a découvert avec le fameux manuscrit. Keith s'arrête sur un chapitre intitulé : « Le gardien des Enfers ». N'ayant jamais entendu parler de ce personnage mythologique, Keith lit la description, curieux :
      Mi-homme mi-divin, le gardien trône sur le monde de la surface auprès des portes des Enfers. Il est le passeur entre deux mondes, l'immortel qui fait barrage à quiconque tente de revenir des souterrains.
     
Drôle de personnage. La mythologie du Vieux Royaume regroupe tellement de divinités et de héros qu'il n'est pas étonnant de découvrir l'existence d'un gardien des enfers. Les anciens ont dû forger toute une histoire autour d'un lieu, peut-être un cimetière de guerre, et le nommer « Portes des Enfers » ? Keith parcourt rapidement le reste du paragraphe. Le livre ne lui donne aucune réponse. Il est difficile de comprendre ce que les anciens tentaient d'exprimer derrière ces images car disons-le, ces mythes surnaturels n'ont rien de vrai. L'apprenti tourne la page et lit cette fois-ci le titre « l'immortalité du gardien ».
      Les mortels se doivent d'accueillir le gardien dans le monde de la surface. Il ne peut être parmi eux qu'à travers une enveloppe charnelle, mortelle comme le reste des hommes. Les habitants du Grand Continent ont le devoir de lui proposer une nouvelle offrande, un nouveau corps, à chaque génération, pour qu'il puisse perdurer.
     
Keith hausse un sourcil, la bouche ouverte. Le gardien doit signifier quelque chose. Il est peut-être l'allégorie d'une noble valeur que les populations ne doivent pas oublier, en l'enseignant perpétuellement aux générations futures. Une sorte de dignité ? Le respect que l'on doit aux morts ? Ces phrases ne peuvent s'expliquer que par ce raisonnement-là.
L'élève marque un temps de pause dans sa réflexion. Le mythe de la bataille des dieux contre le Morgörek explique que le gros scarabée géant a réussi à remonter à la surface en perçant le plafond des enfers. Il n'a jamais été question des portes des enfers. A-t-il vaincu le gardien ? Ou a-t-il essayé de le contourner pour atteindre notre monde ? Serait-ce l'allégorie du mal qui pourrait ressurgir dans l'esprit des hommes ? Keith se gratte le menton. La mythologie doit être un véritable reflet des fondements de l'homme, une explication imagée de la condition humaine. Les anciens devaient avoir un regard passionnant sur l'interprétation de leur existence. Le gardien des enfers bloquait le passage au Morgörek. Celui-ci a alors décidé de passer par la force, mais les dieux ont été là pour le stopper. C'est sûr que l'on obtient rien en agissant tête baissée.
      Le jeune apprenti prend la dernière page du livre. Il y a toujours une carte géographique dessinée dans ce type d'ouvrage. Quand il était petit, il passait son temps à admirer les illustrations des livres de l'orphelinat quand il ne comprenait pas les textes. Keith trouve un vieux croquis du continent. Il devine facilement l'emplacement des terres Pontificales, celles du Vieux Royaume, de Pârces et de Vif-Azur. Ce que les anciens appelaient « porte des Enfers » se trouve peut-être quelque part dans ce grand continent sous un nom un peu moins grandiloquent.
      Keith reprend sa lecture sur le gardien des enfers, mais s'arrête quelques instants après, quand un des deux prêtres se met à chuchoter des mots à l'autre. L'apprenti, toujours assis derrière le tas d'ouvrages, referme son livre et tend une oreille. Ne percevant qu'à moitié leurs échanges, il s'avance discrètement à quatre pattes pour mieux comprendre la discussion.
      - C'est ici que frère Kanzanni s'est fait arrêter cette nuit, chuchote l'un d'eux. Il a forcément dû tenter de voler quelque chose dans l'entrepôt.
      Keith redresse la tête. L'arrestation d'un prêtre ? Cela expliquerait pourquoi Mashir avait brusquement quitté ses appartements quand le jeune apprenti était suspendu à son balcon. Le garde était venu le prévenir. Mais que Kanzanni aurait-il tenté de voler ? Est-il au courant de l'existence du manuscrit ?
      - J'ai trouvé qu'il se comportait bizarrement à son retour aux terres Pontificales, ajoute le second prêtre. Il est impossible d'en savoir plus, les gardes bloquent désormais l'accès aux cachots. Que crois-tu qu'il cherchait ?
      - Je ne sais pas, reprend le premier prêtre. Mais je suis sûr que son arrestation a un lien avec ce qui est arrivé à frère Grimmor. Le Conseil veut nous cacher quelque chose. Ça ne me dit rien qui vaille. Continuons à chercher des indices.
     Keith repose le livre sur l'étagère. Si le Conseil ne veut rien dévoiler sur cette affaire, alors la porte de l'entrepôt a dû être condamnée après l'arrestation. Ce Kanzanni était forcément là pour le manuscrit.
      L'apprenti se lève et se dirige calmement vers la sortie de la bibliothèque. Puisqu'il ne peut pas avoir accès à l'entrepôt, il ne lui reste plus qu'une seule chose à faire : Retrouver le prêtre Kanzanni dans les cachots et savoir ce qu'il sait sur cette histoire de manuscrit.


LA DERNIÈRE NUIT DES ROIS - Les terres du Vieux RoyaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant