Chapitre 1 : Un héritage difficile

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Le bureau avait des airs de crypte. Malgré la haute fenêtre qui donnait sur la cour du musée, le soleil, qui dépassait rarement le faîtage des toits d'ardoises, ne diffusait qu'une infime ondée de lumière. Du premier étage, on pouvait voir le grand escalier auquel les visiteurs n'avaient pas accès. Calcaire comme le reste des pierres, il aurait pu baigner dans une chaude atmosphère jaune, s'il n'était pas bardé d'échafaudages.

Les pensées d'Elo étaient sans cesse interrompues par le fracas des pierres, taillées en rythme avec sa patience. Elle se rappela à l'ordre en enfonçant les ongles dans sa paume.

— C'est pour ça que j'ai choisi de réorganiser complètement la troisième partie, afin de l'axer autour des questions physico-chimiques qui encadrent l'étude de la momification.

La doctorante put enfin desserrer le poing. Tendue sur ses deux jambes, elle avait des cheveux noirs, disséminés autour de sa nuque, dont les ondulations se perdaient dans le col de sa veste en jean. En pleine fin de printemps, elle avait opté pour un t-shirt ample de son groupe de rock préféré, qu'elle avait rentré dans son pantalon.

Le matin même, la chaîne météo avait annoncé un pic de chaleur. Mais Elo ne regardait pas la télévision et ne l'avait su qu'en croisant la concierge en bas des escaliers de son immeuble à six étages. Elle s'était déjà vêtue d'un long jean et elle était déjà en retard. Elle avait roulé le tissu sur ses mollets en vain : lorsqu'elle avait gravi les escaliers à toute allure, l'un des ourlets avait glissé sur ses baskets. Celles-ci, d'un noir sali par la poussière du Carrousel, achevaient de dresser le tableau d'une étudiante en histoire de l'art plus intéressée par le temps qu'il faisait il y a cinq mille ans dans le Sahel, que dans le Paris d'aujourd'hui.

En face d'elle, sa directrice de recherches s'enfonça dans son siège de bureau ergonomique, les doigts croisés sur son abdomen.

— Vous vous rendez compte que vous modifiez une grande partie de votre thèse à trois mois du rendu ? Quand allez-vous trouver le temps de faire ces recherches ? Surtout que je vous rappelle que notre bibliothèque est fermée tout cet été pour travaux !

Elle pointa un feuillet à sa gauche, résumant le plan d'Elo.

— Et... je ne vois pas la sous-partie sur vos fouilles à Deir el-Medineh. Où est-elle ?

— Eh bien... tout bien considéré, je pense qu'il serait plus logique que je m'intéresse plus précisément à la région du Fayoum.

— Le Fayoum ? Allons, vous n'allez pas jeter trois mois de fouilles comme ça. D'ailleurs, où est votre article sur la nécropole ? Je ne l'ai pas encore lu, si ?

Elo se tenait droite malgré un regard fuyant. Sandrine Lecarpentier, conservatrice du musée, soulevait les liasses de documents déposées sur son bureau par son étudiante, sans réussir à mettre la main sur l'article. Elle redressa soudain un sourcil sous sa frange rousse.

— Vous avez suivi les fouilles de Deir el-Medineh, n'est-ce pas ?

Elo étrangla l'un de ses poignets de son autre main. La peau autour de ses ongles vernis vira au rouge puis au blanc.

— Ils n'ont pas voulu de moi, finit par avouer l'étudiante.

— Je vous demande pardon ?

— Ils n'ont pas voulu de moi, répéta-t-elle en baissant la tête.

L'étudiante libéra enfin ses mains pour laisser libre cours à leur expression.

— J'ai insisté, dit Elo. J'ai fait jouer votre contact, je me suis pointée à mes frais sur le champ de fouilles, ils n'ont rien voulu savoir. Je me suis faite jeter comme une malpropre.

— Et quand comptiez-vous me le dire ?

La voix de Sandrine était grave, mais la conservatrice n'était pas en colère. Ce qui rassura Elo.

— Je pensais que, d'ici là, j'aurais trouvé une alternative.

— Une alternative ? demanda Sandrine dans un nouveau haussement de sourcil. C'est-à-dire... quoi ? Organiser vos propres petites fouilles au Fayoum aux frais de votre cousine ?

La conservatrice posa les mains à plat sur le plan détaillé de la thèse d'Elo.

— Deux ans ! s'exclama Sandrine. Ça fait plus de deux ans que vous devriez avoir validé ce détail pour vous concentrer sur le reste.

— Mais personne ne veut de moi, Sandrine !

La voix d'Elo s'étrangla et mourut dans une plainte aigüe.

Sa directrice de recherches passa les mains sur son visage. Elle avait chaud et la poussière, accumulée sur les étagères de livres, qui tombait imperceptiblement des pierres, asséchait sa peau. La profonde inspiration qu'elle prit ne fit qu'amplifier son soupir. Elo pouvait lire dans son regard baissé qu'un bref regret l'avait traversée, que Sandrine tentait à présent de chasser de son esprit : celui d'avoir accepté d'encadrer et de soutenir une Magpie.

— Eloïse... Vous ne pouvez pas organiser vos propres fouilles en doctorat. Peu importe à quel point vous êtes débrouillarde. L'Égypte ne l'autorisera pas ; l'École vous recalerait. Vous devez vous insérer dans la recherche, fournir un travail qui résonne avec d'autres chercheurs. Une thèse ne sert à rien si elle est faite toute seule dans son coin. Vous devez partager avec les autres pour faire avancer le milieu et enrichir nos connaissances. Rester terrée en bibliothèque n'est utile à personne et vous donnez l'impression de mener votre propre croisade stérile. En thèse, vous devez aller sur le terrain.

— Je veux y aller ! répondit Elo. Mais tout le monde me refuse ! Il n'y a pas une université archéologique au monde qui n'ait pas entendu parler de la « Pilleuse de tombe » cataclysmique qu'est ma cousine !

Elo se laissa tomber sur la chaise d'invité. L'étudiante savait qu'elle ne validerait jamais ses années de thèse. Elle n'avait seulement pas voulu l'admettre.

Sandrine se redressa, plaçant ses coudes sur les piles de dossiers qui débordaient du meuble. Une notice d'œuvre pointa son nez de sous une chemise colorée.

— Avez-vous songé à ce dont nous avions parlé ? Au tout début de cette tutelle.

Le regard de la doctorante se perdit à nouveau en direction des échafaudages. Sa poitrine se souleva fébrilement.

— Si vous le faites, reprit Sandrine, vous pourrez suivre les fouilles d'automne.

— Je ne peux pas me permettre de dépasser le cycle de trois ans. Je perdrais ma bourse et l'École.

— Il vous restera l'université.

— Et puis la procédure pourrait prendre des années.

— Ou quelques mois.

Elo plongea une main pâle dans son sac. Elle en ressortit la première partie rédigée de sa thèse.

— J'y ai réfléchi.

Pour le prouver, elle déposa le paquet sur le bureau de la conservatrice, avant de s'excuser. Sur la première page, Elo avait barré son nom de famille au dernier moment. À l'encre bleue, elle avait griffonné « Moirel », à côté de « Magpie ».

Heka TombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant