Chapitre 24 : Le Carrousel de la mort

12 3 0
                                    

Au-dessus du bassin d'huile, Elo observait les reflets mordorés de la surface à la lueur de la flamme. Elle approcha le briquet, d'un geste lent et le cou étiré, car elle craignait pour la vie de ses cheveux. La coupe s'embrasa d'un coup. Elo bondit en arrière. Les flammes s'échappèrent de la coupe et prirent la fuite par la rigole. Sous leur éclat, le mur s'allongea.

Le reste des marches se dévoila enfin. Plus qu'en haut d'un escalier, Elo se tenait au sommet d'immenses gradins.

— J'hallucine...

Le travail avait dû être titanesque pour sculpter un amphithéâtre à même la carrière. Elo s'en retrouvait minuscule. Emplie d'une nouvelle humilité, elle descendait les marches par des pas mesurés. Leur disposition en arc de cercle les faisaient converger vers un point encore plongé dans l'obscurité. Car le canal de flammes prenait son temps, guidé par une déclivité beaucoup plus douce. Il s'interrompit soudain, à hauteur d'yeux, tandis qu'à ses pieds, elle découvrait un nouveau mécanisme et une coupe qui démarrait une nouvelle rigole.

Une fois embrasée, l'huile dévoila une autre portion de l'escalier.

Elo poursuivit sa descente avec réserve. Le chemin de feu n'éclairait pas au-delà d'un rayon de deux mètres. Lorsqu'elle arriva en bas des marches, un dernier mécanisme l'attendait. Cette fois, l'huile circulait dans une tranchée à même le sol. Après quelques secondes, elle prit un coude et illumina le mur du fond sur toute sa longueur.

Au centre de l'amphithéâtre, la scène n'était pas vide. Une table en pierre trônait, massive et tachée d'ombres. À ses pieds se déroulait une spirale creusée dans le calcaire. Elo enjamba les branches de la spirale teintées de brun-rouge qui filaient jusque dans un mur par un petit trou. Elle vit du premier coup d'œil que les bords de la table étaient ourlés de sillons, comme une planche à découper avec récupérateur de jus, à taille humaine. Le pan légèrement incliné, ses rainures étaient lavées de traces tombant jusqu'à la spirale. Elo déglutit. Relevant la tête vers les gradins, l'ampleur de la salle la cloua sur place.

L'endroit lui rappelait l'amphithéâtre Rohan, aménagé sous le Carrousel du Louvre, avec ses six cents places, la table de dissection en plus.

Elle était dans une salle de classe.


Positionnée au centre de la scène, la table de pierre avait des allures d'autel sacrificiel. La lampe à la main, Elo tourna sur elle-même pour mieux voir. Les rigoles de feu brûlaient encore sur tout le côté droit de la salle. La fumée s'échappait en volutes vers le ciel caverneux puis était naturellement aspirée dans des trous percés tout en haut des murs.

Elo pivota sur ses talons, pour observer les courants d'air. Selon toute logique, l'air chaud remontait les gradins, où des boyaux comme celui dans lequel Czesław et elle étaient tombés faisaient arriver l'air frais circulant dans les souterrains. Les sourcils d'Elo se froncèrent brièvement, alors qu'elle se demandait à quoi pouvaient servir autant de voies d'aération. Une réponse lui vint presque immédiatement en jetant un œil à la table.

— La circulation des odeurs ? suggéra-t-elle à mi-voix.

Si l'instinct d'Elo était juste au sujet de cet endroit, les instructeurs, autant que les spectateurs, avaient besoin d'une bonne circulation d'air pour respirer. Selon l'époque, on se préoccupait également d'évacuer les « démons » ou les « miasmes » véhiculés par les mauvaises odeurs. Et cet amphithéâtre devait avoir accueilli plus d'une démonstration.

— Mais des démonstrations de quoi ? se troubla Elo.

Une inscription sur la pierre indiquait : « 1583 ». À cette époque, même si les dissections n'étaient pas particulièrement interdites en France, elles étaient peu répandues. De très bons anatomistes pouvaient même être chirurgiens du roi, comme le fameux Ambroise Paré, qu'Elo avait d'ailleurs eu l'occasion d'étudier.

Elle se fendit d'un sourire. La constitution de cet endroit se plaçait une année après la publication du « Discours de la Momie et de la licorne » de Paré, dans lequel il dénonçait (et tournait en dérision) les fantasmagories qui présidaient à l'usage de la poudre de momie en médecine, pour guérir les contusions, stopper les effusions de sang ou, encore... contrer l'effet des poisons.

Que venait donc faire ici une telle assemblée, cachée à plusieurs dizaines de mètres sous terre ? Est-ce que la proximité avec la cave des chartreux n'était qu'une coïncidence ?

Elo ne savait qu'en déduire, mais elle commençait à comprendre comment ça avait fini : elle repensa aux squelettes carbonisés amassés en haut des marches. Il s'agissait peut-être d'une fosse, car les chevalières signalaient l'appartenance à une même famille... ou à un même groupe. Mais le fait que les os soient carbonisés et réduits en cendres sur place lui faisait plutôt supposer un accident ; un incendie.

Considérant le faible rayonnement des rigoles de feu, s'il y avait eu des étudiants ici, ils devaient probablement apporter leur propre source de lumière en sus, ou il aurait été inutile d'essayer de prendre des notes. Elo avait le même problème à l'École, lorsque la petite lampe de sa table rendait l'âme, alors que les salles étaient toujours plongées dans le noir afin de visionner les diaporamas d'œuvres. Inutile de dire que sa vue en avait pris un coup.

L'autre versant de l'amphithéâtre des catacombes avait été habillé du même système de rigoles que la partie droite. L'une était brisée en un endroit. Le calcaire s'était effondré sur les gradins dessous. Et sur les spectateurs... Les autres avaient sans doute essayé de fuir. Pour une raison qu'Elo ignorait encore, ils n'avaient pas pu regagner l'entrée et ils avaient tenté de s'échapper par le boyau supérieur. Peut-être que certains avaient réussi, tandis que d'autres avaient suffoqué sous la fumée, avant d'être brûlés, morts ou vifs.

Elo se surprit à émettre de pareilles conjectures ; pourtant, elle ne voyait pas d'autres explications. De toute façon, elle n'avait pas vraiment le temps de faire un relevé stratigraphique de la zone pour s'en assurer. Elle avait certainement perdu la notion du temps depuis qu'elle était tombée dans l'amphithéâtre mais, Czesław ne répondant plus à la radio, elle devait s'attendre à ce que la Capitaine précipite l'envoi de l'aide et de la Chupa Chups.

Elle devait à tout prix trouver une sortie.

Heka TombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant