Chapitre 15 : Ostéomancie

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Pour l'instant, le plan d'Elo se déroulait comme elle l'avait imaginé. La ceinture, qu'elle avait posée au sol avant d'y coucher – plus ou moins élégamment – la stèle, lui servit de sangle. Elle voulait assurer ses arrières, disparaître ni vue ni connue, avant le prochain passage d'Ugo et de son acolyte le Schtroumpf pleurnichard.

Accroupie à l'entrée de la chatière, de part et d'autre du squelette de Philibert Aspairt, elle rajusta sa position en étirant son dos bien droit. Après quoi, elle tira sur le faux cuir par les deux bouts. Un pied contre la base de la pierre tombale, elle la fit basculer vers elle. Au prix d'un grognement sourd d'Elo, la stèle, aussi lourde que la collection complète des ouvrages généraux d'histoire de l'art de chez Flammarion, se laissa redresser aisément.

Lorsque la plaque fut à nouveau contre le mur, Elo n'était plus que sur un pied, recroquevillée dans le tunnel qui ne devait pas dépasser les soixante-dix centimètres de haut. Elle perdit l'équilibre et chuta en arrière. Toujours ardemment accrochée à la ceinture, pour ne pas la laisser retomber, ses pieds glissèrent vers l'avant et elle atterrit, les fesses sur les mollets de M. Aspairt. Les vieux os se brisèrent dans un craquement mécontent.

Elo se dégoûta elle-même : trop préoccupée par la sauvegarde du monument, elle en avait négligé l'habitant.

— Philibert, on dirait qu'on a touché le fond, constata-t-elle, peu fière.

Tandis qu'elle glissait sa ceinture dans les boucles de son pantalon, un sourire complaisant naissait sur ses lèvres : la stèle tenait en place, même après avoir délicatement retiré la ceinture. Ainsi, personne ne verrait qu'elle était passée par là, ou ne chercherait à détruire la sépulture en apercevant l'étroit tunnel.

Soudain, elle se figea. Elle avait oublié sa veste de l'autre côté.



La doctorante progressait à présent dans le tunnel laborieusement creusé à travers des mètres cubes de calcaire, sur ses quatre pattes. Elle venait de laisser la dépouille du protecteur des cataphiles, non sans s'être amplement excusée auprès de ses restes. La peur de se faire repérer par les mercenaires s'était estompée. Désormais, elle regrettait sa veste et tout ce qu'elle contenait et luttait contre la sensation de se retrouver prise au piège. Elo n'était pas de nature claustrophobe, mais cette galerie de souris aurait donné des suées à n'importe qui, car il lui était impossible de faire demi-tour. Elle dut se convaincre plusieurs fois de ne pas reculer.

Bien qu'épaisse, la toile de son pantalon éprouvait des difficultés à épargner ses rotules de l'attaque de la roche. Le long de son dos, la transpiration suintait, régulièrement épongée par le coton de son t-shirt, au rythme de ses mouvements. Même son petit chignon peinait à garder bonne figure tant il raclait contre le plafond rugueux à chaque avancée.

Elo avait du mal à respirer, à cause de l'effort, de l'étroitesse des lieux et de la poussière qu'elle soulevait. Pourtant l'air était frais. À l'ouverture du passage, le souffle d'une brise lui avait indiqué qu'une sortie l'attendait bel et bien de l'autre côté. Quant à savoir combien de temps il lui faudrait pour l'atteindre, elle n'osait pas y penser.

La galerie était interminable. Elle eut le temps de remettre tous ses choix de vie en question, depuis la liste de Noël de ses sept ans, dans laquelle elle demandait un livre sur « les chats en Égypte ancienne » illustré de radiographies de momies, jusqu'à son coup de foudre absurde pour une avocate en Louboutin. Elle refoula quelques souvenirs au passage, ceux qui l'auraient empêchée d'avancer.

Perdue dans ses pensées et la lumière réglée sur la plus basse intensité, Elo ne voyait pas très loin et les aspérités se suivaient, les unes après les autres, dans un film continu. Soudain, le sol devint hasardeux. De petits ossements, noircis par la poussière et le temps, se trouvaient çà et là. Elle poursuivit sa route en les évitant, mais ils devinrent rapidement trop nombreux. C'est alors que l'éclat du calcaire disparut.

Levant les yeux, elle vit son rayon lumineux être absorbé par l'obscurité des morts : des fémurs, des tibias, des os iliaques et autres humérus, accumulés dans une fosse, sans en avoir jamais touché le fond. Ils étaient suspendus au-dessus d'elle, tenus ensemble par la pression qu'ils exerçaient les uns sur les autres, jusqu'à former un bloc stable et boucher la crevasse. Seules quelques côtes perçaient ce maillage serré.

Elo dut s'arrêter.

Sous elle, le même spectacle s'étalait en un tapis macabre.

Le tunnel avait-il était creusé avant la fosse commune ? Impossible de le savoir. À la fois émerveillée et effrayée par ce phénomène, elle décida de poursuivre sa traversée le ventre plaqué au sol. Ou plutôt plaqué sur les os qu'elle était obligée d'écraser, de briser et de déplacer dans un concert assourdissant.

À regret, elle rampait sur les morts. Un seul faux mouvement et elle deviendrait l'un d'entre eux, un tas calcifié de plus, sur celui qui ne cessait d'augmenter à mesure qu'elle avançait. Les deux masses menaçaient de se rejoindre.

Elo se força à calmer sa respiration, à se concentrer sur chacun de ses mouvements, alors qu'elle devait se contorsionner, pousser sur ses jambes ou se hisser sur ses coudes.

L'air était poisseux et ses paumes, endormies par le frottement répété de sa progression, noircissaient à vue d'œil. Des vertèbres orphelines voulurent s'insérer dans ses chaussures ; des éclats lui griffèrent le corps. Elle avait l'impression d'entrer doucement dans la gueule fossile d'un requin aux rangées de dents infinies.

Alors qu'elle faisait sortir de sa manche le reste d'un os long, elle tomba nez à nez avec le regard vide d'un crâne renversé et édenté. Face au visage presque humain, elle éprouva le besoin instinctif de marquer sa déférence. Elo s'écarta dans un sursaut, dans un espace qui ne pouvait se le permettre.

Son chignon se piqua contre un os, qui grinça, contrarié.

D'abord, une côte tomba, ouvrant la vanne. Puis, la fosse entière glissa, libérant une tonne d'ossements, centimètre par centimètre, destinée à l'avaler. Oubliant sa retenue, Elo s'élança à travers la houle, alors qu'il pleuvait des squelettes. Contre la noyade, elle lançait ses coudes et ses poings en avant, le rideau sombre de plus en plus épais, tandis que ses jambes, lourdes, la ralentissaient. Elle cherchait l'air à chaque brassée, la bouche grande ouverte pour ne pas succomber, inhalant les siècles décomposés. Soudain, elle n'eut plus le choix : elle poussa sur ses pieds et plongea tête baissée dans le tas qui s'était formé devant elle.

Un terrain incliné l'attendait de l'autre côté.

La déclivité l'emporta, avec la marée d'os qui la suivait. Elle perdit toute prise, glissant sur la vague qui voulait la dévorer. Puis le tunnel s'ouvrit et le sol disparut.

Elle chutait.

Son hurlement s'étouffa dans l'eau. Alors qu'Elo sombrait, les poumons privés d'air, elle fut bousculée par le déferlement d'os qui se faisait engloutir à sa suite dans la rivière. L'onde de choc la repoussa ; ses jambes partirent en vrille au-dessus de sa tête, puis un courant la happa.

Incapable de nager, Elo roulait sur elle-même, quand elle heurta violemment une paroi.

* * *

En surface, quelques minutes plus tôt, à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la déferlante d'os, une jeune femme se recueillait dans la vieille église d'un arrondissement parisien. Assise seule au milieu d'un banc et la tête baissée sur les Petits Poèmes en prose de Baudelaire, elle était presque l'unique visiteuse à cette heure. Elle murmura :

— Je sais que ce n'est pas forcément le moment, avec l'attentat... Mais j'ai été donner mon sang pour les blessés !

Elle lâcha un soupir, puis releva ses longs cils vers la Vierge à l'Enfant.

— Sérieux, meuf, tu crois que je devrais lui renvoyer un message ?

Sous ses pieds, le carrelage se mit à vibrer. Montant depuis les entrailles de l'église, la réponse ne pouvait se formuler plus clairement.

La jeune femme bondit.

— Ok, chill ! Je ne faisais que poser la question !

Coinçant son recueil de poèmes sous le bras, elle sortit de l'édifice à grands pas.

Heka TombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant