CHAPITRE 50 : Ambitions moisies

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En 1798, le général Bonaparte met à exécution ses désirs de conquêtes militaires et culturelles. Le 1er juillet, près de quarante mille soldats et deux mille savants débarquent à Alexandrie, en Égypte, alors province de l'Empire-Ottoman. Le Directoire (le régime politique de la Première République française) veut étudier la possibilité de construire un canal à Suez pour accéder à la Route des Indes, et ainsi saper la puissance de l'Empire britannique d'un point de vue commercial, sans avoir à l'affronter sur le plan naval ; projet qui concorde avec les ambitions de Napoléon Bonaparte et celles du gouvernement qui aimerait justement l'éloigner du pouvoir.

Si, les premières semaines, l'armée française parvient à avancer en territoire égyptien, dès le mois d'août, l'essentiel de la flotte est coulé par les Britanniques. Un étau se referme sur Bonaparte qui poursuit pourtant sa conquête.

Dans les premiers cours d'histoire de la Révolution française qu'Elo avait reçus, on lui avait enseigné que l'état critique de la France, sous le Directoire en guerre contre la moitié de l'Europe et multipliant les crises, avait poussé Bonaparte à rentrer, puis à faire un coup d'État - d'où la création du Consulat, qui le plaçait au sommet du gouvernement.

C'est en étudiant le tableau d'Antoine-Jean Gros, Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, qu'Elo avait ressenti un malaise. Dans le fracas de lumières orangées, elle avait soudain pris conscience du spectacle qui avait entouré, voire construit ce personnage. Le tableau de 1804, présenté comme une peinture d'histoire relatant une scène de la « campagne d'Égypte », était en réalité une œuvre de propagande devant redorer l'image de Napoléon alors Ier, Empereur.

C'est en observant cette œuvre qu'Elo avait compris d'où était né son propre fantasme sur l'Égypte : elle l'avait eu en héritage de cette campagne coloniale ; d'abord nourrie par une cohorte de scientifiques et d'artistes, précédée d'une horde de soldats ; puis, cristallisée autour d'un égomaniaque souhaitant rejouer Alexandre le Grand. De « campagne militaire » à « expédition scientifique » s'en était suivi un pillage généralisé, sans lequel sa propre discipline n'aurait jamais pu naître. Car, ce n'avait été qu'en moyennant la Pierre de Rosette aux Britanniques que les savants Français abandonnés par Bonaparte avaient pu repartir d'Égypte, sur la flotte anglaise, et avec les échantillons qui avaient permis, par la suite, à Jean-François Champollion de décrypter l'écriture hiéroglyphique, en compétition avec le mathématicien anglais Thomas Young.

Elo avait été dégoûtée et furieuse. Voilà pourquoi elle s'était intéressée à la conservation des momies. Elle croyait pouvoir renouer avec l'humanité, redonner du respect à cet héritage qui incombait aux musées, cet héritage légué par des... pilleurs. Elle se trompait.

Restes humains réifiés, déterrés, déracinés et rapportés pour être mis à nu devant les yeux des Occidentaux, les momies avaient été exposées dans des vitrines, soumises à la lumière et à l'humidité du climat européen. Puis, la mort avait repris ses droits - ou plutôt la vie avait à nouveau conquis ces cadavres, où la thanatomorphose en avait été tenue éloignée pendant plusieurs millénaires. Une odeur lancinante et des insectes affamés avaient proliféré dans les nids de poussières de ces spécimens déjà oubliés, car dévêtus de leur substance divertissante et de leur voile de mystère, découpé à coups de lames pour toujours imprimés dans les peaux figées par la résine. En bref, il n'y avait rien d'autre à faire que de s'en débarrasser.

La Renaissance les avait réduites en poudre de pharmacopée.

Le XIXe siècle en avait fait des pigments de peinture. Et les musées, nouveau-nés de la Révolution, furent débordés par ces momies moisies qu'on déposait devant leurs portes. La mauvaise odeur inquiétait, souvent synonyme de maladie. Alors, il fallait purifier les miasmes : le Louvre s'en fit du bois de chauffage ; ailleurs, les momies alimentèrent les locomotives. Des centaines de cadavres déshumanisés et des kilos de savoir antiques contenus dans les bandelettes de lin disparurent en fumée.

Heka TombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant