Scène post-crédits

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Quelques semaines après la fin de ce que la presse appela « l'Hécatombe », les corps des victimes avaient pu être rendus à leur famille. Les joues creuses, le squelette flottant dans ses habits trop larges, à l'exception de son bras droit immobilisé dans une écharpe, Elo se tenait, en larmes, à l'arrière du cortège. Elle n'essayait plus d'essuyer l'eau claire qui dégoulinait de son nez. Ses yeux embrumés ne maintenaient le cap que grâce aux semelles frappant le sol devant elle, comme deux phares dans le brouillard. Sauf qu'elles étaient noires sur un décor illuminé de soleil...

Plusieurs civilisations antiques avaient fait usage de « pleureuses », embauchées pour accompagner le défunt jusqu'à sa dernière demeure. Siana n'en avait pas besoin. Sa mort brutale, le deuil repoussé par l'enquête, ses funérailles agissaient comme une délivrance. Sa mère, qu'Elo n'avait encore jamais rencontrée, lui tint les mains pendant toute la mise en terre.

Le ciel changeant de Lens se couvrit.

La cérémonie achevée, la plupart des endeuillés partirent se retrouver à la salle des fêtes pour un réconfortant. Elo laissa la famille proche se recueillir une dernière fois. Elle descendit l'allée de graviers en petites enjambées, le menton baissé vers ses chaussures. Les nuages gris paraissaient trop lumineux pour ses yeux couverts de sel. En passant la grille du cimetière, elle remarqua une voiture française bleu marine. La porte-passager s'ouvrit sur une béquille rutilante. Elo s'avança au-devant du major, inutile de faire une scène au milieu des proches et d'ajouter à leur affliction par l'arrestation d'Elo...

Juliette Ferraud claqua la portière derrière elle, l'allure sombre, des derbys jusqu'à l'étole autour de son cou.

— Merci de m'avoir laissé assister à son enterrement.

Pour toute réponse, elle fit signe à Elo de la suivre jusqu'à un banc, de l'autre côté de la route. Face au cimetière, elles observèrent en silence la famille rassemblée autour de la tombe. La béquille du major glissa des planches et toucha le sol dans un fracas métallique. La policière soupira et, avec un temps infini, la ramassa, puis la coinça entre ses jambes.

— J'étais là quand on a remonté son corps.

Son regard chaud comme la résine était perdu dans la contemplation de la forêt de stèles. Interdite de descente à cause de sa blessure, la major avait malgré tout tenu à veiller sur son équipe depuis la surface et à accueillir, un par un, les cent deux cadavres extraits des catacombes.

Elle tourna soudain des sourcils froissés vers Elo.

— Je ne savais pas que tu t'étais blessé le bras.

— Je me suis pétée le coude en glissant dans la douche.

Juliette émit un seul éclat de rire, avant de se reprendre :

— Et quelle douche, exactement ? Parce qu'on est venu toquer chez vous, mais c'était occupé par un petit blond avec un chat.

— Chez moi ? Vous voulez dire l'appartement loué par la grand-mère qui a tenté de me tuer et via un compte qui est aujourd'hui complètement gelé ?

— On s'en est rendu compte après.

— Vous savez où elle est ? demanda Elo.

Juliette secoua la tête. Une brise souffla.

— Major ?

— Oui ?

— Vous savez combien de personnes j'ai tuées ?

L'officier de police balaya discrètement la rue à la recherche d'oreilles indésirables. Les deux mains sur sa béquille, elle redressa le buste.

— Tu m'as sauvé la vie, Elo.

— Ça n'a rien à voir.

— Celles de nombreux autres. Et... tu as vengé mes hommes.

— Ce n'est pas à vous d'en juger.

— Le rapport dit que les gars ont été tués par leurs armes ou les nôtres. C'est impossible de retracer le foutoir que ça a été là-dedans et, dans tous les cas, tu serais jugé pour légitime défense. Mais ça serait franchement plus simple de te laisser en dehors de ça, parce que...

— Je ne suis pas ma cousine, ou ma grand-mère. J'accepte les conséquences de mes actes.

Les sourcils de Juliette se froissèrent au-dessus de son nez.

Parce que... insista-t-elle, ce n'est pas fini.

— Ça l'est pour moi.

Elo se laissa aller contre le dossier, massant l'épaule qui supportait l'écharpe.

— J'ai reçu un étrange appel ce matin, poursuit le major. Quelqu'un d'Interpol qui m'avait déjà demandé les premières photos de l'Académie d'Heka.

Juliette inclina la tête vers Elo, sans parvenir à attirer son attention. Les lèvres de la policière se pincèrent.

— Paraîtrait qu'un analyste a reconnu la mosaïque, celle avec l'oro-je-ne-sais-quoi.

— L'ouroboros, dit Elo en fixant fermement la grille du cimetière. C'est super commun comme motif.

Juliette haussa les épaules.

— Un truc qui aurait été volé à Rome dans les années vingt. À l'époque, tout le monde s'en foutait, le Louvre venait de se faire chaparder la Joconde, et par un Italien il paraît.

Au loin, la famille de Siana descendait l'allée à son tour. La major se reprit :

— Enfin, sous Rome, pour être plus précis. (Elle empoigna sa béquille pour se lever.) Je vais présenter mes condoléances, excuse-moi.

Elo prit sur elle pour dégivrer ses mâchoires et se leva à sa suite.

— Major ?

Juliette lui fit signe de rester en arrière et, avec un air satisfait, ajouta :

— Passez au poste dans la semaine. On a des affaires à vous rendre.

Pantoise, Elo demeura près du banc pendant que Juliette alla serrer la main de la mère de Siana, que la surprise gagna – autant qu'elle pût montrer une autre émotion que la tristesse, à la vue d'un major de police d'un petit service parisien faire deux cents kilomètres pour les funérailles de sa fille.

Elo se sentit écrasée. Et si sa grand-mère recommençait à tuer pour remettre, à tout prix, la main sur un autre Élixir ?

Un rayon de soleil perça la couche de nuages pour tomber sur la vallée de stèles de marbres. Désormais, Elo savait qu'elle ne pouvait simplement rejeter son passer en bloc pour s'en débarrasser. Elle acceptait son héritage, et toutes ses horreurs, dans l'espoir de faire mieux. Mais, aussi, elle n'avait pas à porter ce poids toute seule.

La policière regagna sa voiture en claudiquant. Avant de passer la tête à l'intérieur, elle lui adressa un clin d'œil et Elo leva la main en signe d'au revoir. En effet, elle allait avoir besoin d'aide pour retrouver sa cousine.


FIN

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⏰ Dernière mise à jour : Oct 12 ⏰

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