Chapitre 23 : La tombe des idées

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Après quelques profondes inspirations, Elo essuya son menton du revers de la main. Elle ne se rendit pas compte qu'elle laissait, à la place des larmes, une traînée de sang.

Elle essaya en vain de comprendre ce qu'il s'était passé et comment elle s'était retrouvée dans cette situation, le regard perdu sur le corps flasque de Czesław. Elle avait beau blâmer sa cousine pour tous ses malheurs, le visage de la Capitaine ne cessait d'apparaître. Repenser à leur conversation lui donna des frissons ; elle pouvait encore sentir la liqueur crépiter sur sa peau à vif.

Pourtant, son instinct la poussait à visionner la scène, encore et encore. Son cerveau monta les bandes-son, coupa le film en séquence, fit des zooms sur des détails, des inserts du décor et de son interlocutrice. Les pièces s'imbriquèrent lentement, les unes dans les autres, puis elle laissa échapper :

— L'élixir de longue vie...

Elle se redressa d'un bond. Prise de vertige, elle cala sa tête entre ses mains. Elle se dit : « soit je suis en train de sombrer dans la folie, soit ces gens y sont déjà. » Car voilà ce qu'elle savait...

* * *

Lorsqu'Elo avait fait des recherches sur les ingrédients végétaux des baumes de momification trouvés dans les rapports d'analyses chimiques, elle avait tapé de nombreux noms latins dans la barre de son moteur de recherche. Un clic en entraînant un autre, elle avait constaté des similitudes avec des recettes de remèdes « miracles » du XIXème siècle, qui eux-mêmes s'apparentaient à certains élixirs élaborés à la Renaissance. À cette époque, ces différents élixirs étaient en fait des essais, des tentatives par les apothicaires, pour trouver la « panacée ». Venant des mots grecs « pan » (« tout ») et « akos » (« remède »), la panacée était un remède théorique miracle pouvant soigner tous les maux et était recherchée par tous les Alchimistes.

En remontant plus loin dans l'histoire de la recherche et de l'élaboration d'un remède universel, Elo avait rencontré la « thériaque ». C'était un contrepoison excellent connu depuis l'Antiquité, grecque d'abord, puis romaine, auquel on attribuait également d'autres vertus. Plusieurs recettes avaient existé, même simultanément, en fonction de l'apothicaire ou de la région où elle était confectionnée. Elle était préparée à partir d'un grand nombre d'ingrédients végétaux, minéraux et animaux ; tout comme les baumes de momification égyptienne.

Les bras croisés sur les pans de sa veste en jean retrouvée, Elo faisait les cent pas sur les marches ; leur longueur était interminable et elle n'en voyait pas le bas. Dans un tressaillement plus violent que les autres, elle se mordit la joue. Bien qu'elle eût enfilé le pull raflé lors de sa fuite, il ne suffisait pas à la réchauffer.

Son cerveau, lui, bouillonnait à vif dans les remèdes universels et les contrepoisons contre tous les poisons.

— Et devinez qui utilisait les mêmes ingrédients végétaux... ! se vouvoya-t-elle d'un ton sarcastique.

Elle rejeta la tête en arrière. Les chartreux.

L'ordre monastique, né au XIIème siècle, avait ouvert plusieurs monastères, dont celui de Paris : la chartreuse de Paris ou chartreuse de Vauvert. D'après la légende, en 1605, ses moines auraient reçu, du Duc François-Annibal d'Estrées, un manuscrit contenant une recette pour établir un « élixir de longue vie » ; recette élaborée à partir d'une longue liste d'ingrédients. Malgré la constitution d'une apothicairerie, les moines parisiens n'auraient pas été en mesure de maîtriser l'art des plantes. La recette de la liqueur que l'on connaissait aujourd'hui aurait en fait été stabilisée plus d'un siècle plus tard, entre 1737 et 1764 ; l'année 1737 marquant le moment où le manuscrit avait été transféré à la Grande Chartreuse, en Isère.

Elo ne se souvenait pas de tous les détails, mais quelques informations lui revinrent en mémoire : une recette secrète, plus de cent trente plantes impliquées, une version élixir de santé à soixante-et-onze pour cent d'alcool, puis des liqueurs plus « buvables », en digestif, à cinquante-cinq pour cent.

Quant à la chartreuse de Paris – le bâtiment –, elle avait été démantelée à la fin du XVIIIème siècle, au moment de la Révolution, et son histoire s'était arrêtée là où commençait la légende de son trésor...

— Mais ça ne fait aucun sens... se plaignit Elo.

Elle était revenue s'asseoir auprès de Czesław. En fait, elle s'était attendue à ce que d'autres mercenaires descendent en rappel dans le boyau, mais visiblement, la Capitaine faisait entièrement confiance à son Chérubin pour régler le sort d'une petite doctorante encombrante.

Et personne ne semblait se préoccuper du temps qu'il mettait.

La main autour de la radio, elle attendait un appel de la Capitaine à tout instant ; ou d'être à l'article de la mort avant de devoir la contacter.

Pendant ce temps, elle cogitait. Non pas sur un moyen de se sauver la vie, mais sur sa thèse.

Elle se releva, reprit ses cent pas, les mains devant elle.

Elle ne comprenait pas ce que la Capitaine venait chercher ici. La production de l'élixir ne s'était jamais faite à Paris. La formule avait été mise au point à la Grande Chartreuse.

— Et les bouteilles que j'ai trouvées étaient rouge... pas vert ! Ni jaune. Oh, qu'est-ce que... ?

Arrivée au bout de la salle, elle découvrait une coupe en pierre creusée dans le mur. La lueur de sa lampe, dévoila une étroite rigole attenante. Celle-ci courait le long du mur, puis se perdait dans les ténèbres. Les profondeurs de la salle demeuraient aussi obscures que ses dimensions.

À côté du petit bassin, une chaîne gainée de rouille pendait. Elo approcha des doigts rongés de curiosité. Elle tira.

Une série de cliquetis suivit son geste. Elle s'immobilisa, un sourcil levé vers le mécanisme, mais rien ne se produisit. Une brève inspection lui révéla un trou suspect accompagné d'un bec. Elle se pencha au-dessus, dubitative, lorsqu'un jet d'huile jaillit.

Elle s'écarta d'un pas. L'huile tombait en éclaboussures grasses directement dans le bassin, avant de s'écouler dans la rigole. La cousine de la Pilleuse de tombes comprit de quoi il s'agissait. Et si elle voulait que le lieu dans lequel elle était tombée lui soit révélé... elle devait fouiller le cadavre de Czesław.


En s'approchant du tas d'os carbonisés, son œil fut attiré par un scintillement, puis plusieurs éclats apparurent à la lueur de sa lampe. Elo passa sa main dans les ossements, épousseta la cendre et découvrit la même bague en or qu'elle avait repérée précédemment. Elle avait la forme d'une chevalière, petite, mais large, avec un motif poinçonné sur le dessus. Un ibis perché sur un crâne.

— Étrange, laissa échapper Elo.

Elle décrocha les yeux de la bague pour en chercher d'autres parmi la masse grise. Elle souleva un radius ; dessous, une chevalière ornée du même motif nageait autour d'une phalange. Elo la fit rouler entre ses doigts, devant ses lèvres pincées, tout en se demandant si elle pouvait garder cette découverte pour une étude ultérieure.

Elle lui dédia une place dans la poche à fermeture éclair de son pantalon.

Sur le corps du mercenaire, le sang avait pris une teinte brune. Il reposait en flaque visqueuse sur le vêtement imperméable. Elo écarta le bras lourd de Czesław de sa veste et dévoila un bracelet de survie. C'était une paracorde couleur olive, tressée en nœud cobra. Elo le mit à son poignet. Lorsqu'elle fouilla les poches, le sang froid coula sur ses doigts. Mis à part des cartouches pour son arme, il n'avait que des bonbons à la réglisse Stoptou et un briquet imperméable sur lequel son prénom était gravé à la main. Son pouce souleva le capuchon, avant de s'abattre sur la roulette ; une longue langue de soie orangée apparut, illuminant le bas de son visage d'une lueur acérée.

— C'est l'heure du bain, Prométhée.

Heka TombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant