Chapitre 26 : Retour en arrière

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Eloïse a de nouveau treize ans, installée à l'arrière de la Twingo verte de sa maman. Elle porte son tutu rose car, le mardi après l'école, c'est cours de danse. Ce soir, il pleut des cordes.

Elle râle. Elle déteste les filles de la danse.

— Je veux faire de l'escalade, geint-elle en tirant sur le tulle.

Elle hait ce tutu. Maman était pressée et ne l'a pas laissée se changer. Ce soir, mamie vient à la maison.

Elles ne doivent pas traîner.

— Je vais juste chercher des pâtes à lasagnes, disent les sourcils de sa maman depuis le rétroviseur central. Tu peux rester si tu veux.

Camilla sait très bien que sa fille répugnait à porter sa tenue en dehors de la salle de classe.

Elle prend soin d'entrouvrir légèrement les fenêtres, malgré les trombes d'eau. Elle n'aime pas laisser Elo seule dans la voiture.

Mais elle n'en a que pour cinq minutes.

Eloïse se détache et voit sa maman s'éloigner, le sac à main en parapluie, courant sous la grisaille. Les portes automatiques s'écartent et elle disparaît.

Elo boude sur la banquette arrière, pendant de longues minutes, avant de se lasser. Par la fenêtre, la pluie brouille tout le parking. Pourtant, au loin, les voitures se mettent à bouger. Soudain, Elo aperçoit derrière elles un bus scolaire, charrié par la déferlante d'eau. Il pousse tout sur son chemin.

La houle percute la Twingo de plein fouet. La petite Eloïse est projetée contre les sièges. Un cri terrorisé s'échappe de l'amas de tulle. La voiture quitte sa place, jusqu'à s'embouteiller contre d'autres, prise au piège. Le parking est noyé.

La vallée du Var s'emplit.

Eloïse pleure en secouant la portière. Elle est coincée.

— Maman ! s'étrangle-t-elle.

Seul l'orage lui répond.

Une silhouette apparaît soudain. Ses cheveux filins rabattus par la pluie masquent son visage. Elle a de l'eau jusqu'aux hanches, mais s'accroche aux capots des voitures pour se frayer un chemin dans le torrent. Coûte que coûte ; elle doit rejoindre sa fille. C'est un monstre d'inquiétude, couvert de loques et les bras se balançant devant elle alors qu'elle lutte contre l'eau. D'une force surhumaine, elle traîne ses lourdes jambes jusqu'à la Twingo. La peur la balafre, le visage déchiré par la culpabilité d'avoir abandonné sa fille.

Mais il n'est pas trop tard.

— ELO !

— Maman !

— ELOÏSE FERME LA FENÊTRE !

— Maman, viens me chercher !

L'eau a englouti l'avant de la voiture. Camilla grimpe sur le capot et plaque ses mains sur le parebrise pour mieux se faire entendre. Elle essaie de ne pas pleurer.

— Elo, ferme la fenêtre ! Les secours arrivent !

— Je ne peux pas, maman !

— Mais si tu peux ! Allez ! Ne fais pas le bébé ! Passe à l'avant !

Les yeux débordants de sel et le souffle saccadé, la petite Eloïse escalade les sièges. Côté conducteur, elle empoigne la manivelle trempée.

— Dans l'autre sens ! la gronde sa mère.

— Ça glisse...

— Allez, Elo ! Vite !

La vitre remonte enfin. Eloïse est seule à l'intérieur. Le tambour de la pluie s'assourdit. Sur le capot, les jambes de Camilla commencent à disparaître. L'eau a déjà avalé la moitié des fenêtres.

— Maman ! Maman !

La pluie torrentielle bombarde la tôle. Camilla tente de rassurer sa fille, mais Eloïse ne peut plus l'entendre.

Soudain, les voitures glissent. Déstabilisée, Camilla tombe du capot. Ses mains pâles se plaquent sur le parebrise, sans trouver de prise. Elle sombre dans l'eau brune.

— Maman !

Elo se penche au-dessus du volant, mais elle ne peut rien voir. Elle sent seulement que la Twingo ne se déplace plus.

Une gerbe d'eau fait ressurgir Camilla. Le courant l'a déjà emportée à plusieurs centaines de mètres d'Eloïse, qui dévie à nouveau. Elle se débat dans les remous et parmi les tonnes de métal qui manquent de l'écraser. Elle nage, hurle le nom de sa fille, sans parvenir à l'atteindre.

Elle ne l'atteint jamais, noyée d'épuisement à la recherche de son enfant.


Plusieurs heures plus tard, la Twingo immobilisée est repérée par un bateau de sapeur. Elo est secourue, mais ne cessera d'appeler sa maman jusqu'à ce qu'elle tombe, elle aussi, d'épuisement, dans les bras d'un pompier, désormais orpheline.

Heka TombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant