Chapitre 11 : Deux paires valent mieux qu'une

17 3 5
                                    

Le cou tordu vers l'arrière, pour voir où se posait sa jambe, Elo était dans la plus inconfortable des positions. Soudain, son pied heurta un bloc instable. Elle eut tout juste le temps de ramener ses jambes contre elle, que la roche glissait.

— Non, non, non ! geignit-elle.

Mais il n'y avait rien à faire, son chemin de souris s'était refermé dans une vocifération de golem. Elle n'osa plus bouger pendant plusieurs secondes, à l'écoute des grincements de la roche. Il lui était également impossible de pousser le bloc, au risque de voir toute la masse se resserrer autour d'elle.

Haletante sous l'angoisse, Elo sentait l'air lui manquer dangereusement. Elle n'avait plus le choix ; elle devait poursuivre vers l'avant.

Les coudes abîmés malgré sa veste, les avant-bras râpés, elle se hissait toujours plus loin.

Crac !

Elo poussa un cri de terreur. Mais la roche ne l'écrasa pas. Avec des gestes lents, elle se traîna le long des arêtes saillantes, escaladant à moitié, ou se contorsionnant au gré des dénivelés. La poussière coagulait sur sa sueur en une couche de plâtre et rigidifiait ses vêtements comme autant de pièces de cartonnage funéraire.

Désorientée, elle croyait confondre la droite et la gauche ; écrasée sous la masse, elle oublia où étaient le haut et le bas.

— Je veux juste sortir, pleura-t-elle en poussant sur ses bras.

Soudain, sa main se posa sur une surface molle, en forme de cylindre tiède et visqueux, parsemé de sauce bolognaise. Elo détourna le regard. Tout l'air jaillit de ses poumons en une longue plainte horrifiée, qu'elle prolongea dans l'espoir de ne pas avoir à vomir. Le visage contre la pierre froide, elle s'y pressa pour faire passer le malaise. Elle gémit encore, si longuement qu'elle dût tousser pour reprendre son souffle. L'air était empli de fer. Avant, elle ne l'aurait probablement pas flairé, mais depuis qu'elle était végétarienne, les odeurs de sang avaient une intensité redoutable. Et la chair fraîche lui donnait des cauchemars.

Elle surmonta le bras amputé avec un haut-le-cœur. Et, lorsqu'elle le sentit rouler sous elle, elle éclata en sanglots secs.

Enfin, son coude glissa dans le vide. Elle tira sur ses bras de toutes ses forces pour s'extraire du trou étroit. Le jean de sa veste craqua à l'épaule. Puis la masse calcaire la recracha alors qu'elle tombait au sol dans un bruit sourd.

Elle releva la tête pour balayer la zone de sa frontale. Ne reconnut rien. Sa poitrine se soulevait de manière frénétique. Elle tenta d'estimer la distance parcourue à travers la pierre, mais son cerveau était encore embrumé par la poussière. Elle était perdue.

Ses jambes s'arquèrent. Pantelante, les ongles plantés dans le sable, elle cherchait ses appuis.

Elle avait atterri dans une petite salle circulaire. Un reflet attira son attention. Contre un mur et sculptée à même la pierre, une table incrustée de marbres blancs et bruns. Le damier, encore peuplé de pièces d'échecs renversées, était entouré de bougies chauffe-plat éteintes. De part et d'autre, deux blocs taillés servaient d'assise. Elo s'y laissa tomber.

Son regard se perdit un instant dans le motif de l'échiquier, puis elle se souvint de sa propre stratégie : le morceau de carte. Portant la main à la poche de sa poitrine, elle sentit un autre objet qu'elle avait complètement oublié.

Du bout des doigts, elle sortit l'étui à lunettes. Elle le posa sur la tablette, entre un cavalier et un fou. Une pointe de culpabilité lui mordit le cœur lorsque le couvercle s'ouvrit sur les deux paires de lunettes rassemblées. La paire rouge était au-dessus ; l'un des verres était fendu, l'autre n'avait pas résisté aux diverses chutes. Il s'émiettait au fond de la boîte, ne laissant qu'un cercle vide dévisager Elo.

Heka TombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant