Épisode 2 - 1 Le Manoir

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La Mustang de Lionel descend le long de Steiner Street et dépasse les maisons victoriennes d'Alamo Square. Celles-ci sont colorées et offrent un spectacle digne d'une carte postale, mais elles lui rappellent surtout un autre temps, sombre et dangereux. Il avait déjà été étreint depuis un bon demi-siècle quand il vint en Californie pour la première fois. Désargenté, isolé, pourchassé, il avait abandonné toute civilisation et avait participé à la grande conquête de l'Ouest dans l'espoir de disparaitre aux yeux de ses ennemis.

Ce n'était pas un grand tireur, ni un bon cavalier et encore moins un décent prospecteur. Il n'a pour ainsi dire jamais trouvé d'or, mais ses pouvoirs l'avaient aidé plus qu'il n'aurait pu l'imaginer. En général, lorsque vous demandez à une banque ou un bandit de grand chemin de vous remettre son argent, vous finissez dans une cellule ou une tombe sans nom. Pouvoir influencer l'esprit par quelques mots aide grandement dans ces cas-là. Résister aux balles également.

Le vampire quitte Steiner Street, son parc et sa vue pour s'engager sur Grove Street, une rue un peu plus confidentielle, bordée par des petites maisons et quelques manoirs. Un manoir, en particulier, devant lequel il gare bientôt sa Mustang. Comme à son habitude il porte un costume, sans cravate, tandis que ses cheveux sont détachés.

Il s'approche du petit portail, qu'une chaîne et un cadenas rouillé condamnent. Il n'a pas la clef et comme le soleil est encore haut dans le ciel, sa force surnaturelle lui fait défaut. Qu'à cela ne tienne, il entreprend d'escalader l'obstacle, sous les yeux étonnés de quelques rares passants. Vu l'état de délabrement du manoir, personne n'appellera la police...

Derrière la palissade en bois qui mériterait un coup de peinture se trouve un jardin mal entretenu et jonché de débris divers, incluant quelques cannettes de bières ou des ballons de football perdus. Le chemin qui mène au perron est quant à lui infesté de mauvaises herbes. Il gravit les marches en bois qui mènent à la porte d'entrée, celle-ci étant barricadée par des planches à moitié pourries. Les fenêtres ont pour leur part les volets tirés et cloués. Personne n'a dû venir ici depuis des années.

Il entreprend de retirer les planches et lutte un bon moment avant qu'elles ne daignent céder, ne manquant pas de lui offrir de douloureuses échardes. Il en regrette presque de ne pas être venu de nuit, mais son programme du soir ne lui laisse pas l'opportunité.

Enfin, il peut rentrer.

Un petit couloir plongé dans la pénombre donne immédiatement sur la pièce principale, qui abrite une lourde table de bois et des étagères poussiéreuses. Les fenêtres obscurcies ne diffusent aucune lumière et Lionel doit utiliser la fonction lampe de son téléphone pour y voir clair une fois la porte refermée. Les lieux sont exactement comme il les a laissés, plus d'un siècle plus tôt. La chaise sur laquelle il était assis au moment où l'attaque a commencé est toujours renversée, les débris d'un vase traînent toujours dans un coin tout comme la vitre de l'armoire à argenterie, qui n'a pas été réparée depuis.

Rien n'a changé, si ce n'est que le corps sans vie d'Emily ne repose plus sur le sol, certainement l'œuvre de la police de l'époque. Il n'a jamais été à son enterrement, trop occupé qu'il était à fuir le danger et à recommencer une nouvelle fois sa vie. C'était la dernière femme à qui il s'était attachée, du moins si l'on excepte Taylor. Mais la sorcière occupe une place particulière dans sa vie, et ce bien malgré lui.

Les émotions qui l'ont saisi depuis son arrivée le surprennent. Il a l'impression d'être simplement rentré chez lui après un dîner en ville ou un court séjour. Il sait évidemment que cela fait plus de cent ans, mais il ne peut rien contre ce sentiment, teinté de nostalgie et de regrets. Il s'attend presque à voir sa femme sortir de la bibliothèque ou descendre les escaliers. Pourquoi est-il revenu ? Est-ce que suivre Taylor a San Francisco est sa vraie raison, ou plutôt une excuse ?

Lionel continue l'exploration de son ancien manoir et monte les grands escaliers en mezzanine, typiques des demeures victoriennes. Les marches gémissent plus que dans ses souvenirs, l'âge n'ayant pas été clément avec elles. Il évite instinctivement celle qu'il a brisé pendant l'affrontement et la fuite et parvient en haut. Il s'attarde alors sur un tableau, qui pend de travers en haut de l'escalier. Il soulève un nuage de poussière en soufflant dessus et ses traits apparaissent, en tenue d'époque.

Il rejoint enfin la chambre qui était la sienne, mais s'arrête lorsque sa main touche la poignée, subitement aux aguets. Un son sourd et rythmée semble venir de l'intérieur. Son cœur se met à battre plus fort. Aussi fort qu'un cœur de vampire peut battre, en tout cas.

Lentement il entrouvre la porte et un filet de lumière s'échappe par l'embrasure. Il éteint son portable et observe la pièce en toute discrétion. Quelle n'est pas sa surprise quand il découvre une tente de camping, juste devant le grand lit sans matelas qui fut le sien. Des livres trainent un peu partout, ainsi que des sachets de chips, des bougies en partie consumées, quelques bouteilles d'eau, des classeurs et des cahiers. Il remarque aussi que le secrétaire en chêne est ouvert et que des documents écrits par sa main, constitués principalement de correspondance privée, y sont étalés.

Il claque la porte derrière lui et aussitôt la tente se met à bouger. La fermeture éclair se fait entendre et une silhouette en sort, une lampe torche à la main. Lionel plisse les yeux et distingue une jeune femme, qui doit tout au plus avoir dans les dix-huit ans, visiblement en bonne santé. Un casque de musique repose sur sa nuque et émet le son qu'il entendait plus tôt. On est loin du squatteur typique, addict à l'héroïne.

— Vous n'avez rien à faire là ! menace-t-elle.

Lionel ouvre la bouche pour lui suggérer de déguerpir, mais il s'abstient. La jeune femme vit dans sa chambre, lit ses lettres, sans toutefois éveiller en lui le moindre sentiment de colère. Le fait qu'elle soit agréable à l'œil n'y est peut-être pas pour rien.

— Partez ou j'appelle la police.

— Et que leur direz-vous, mademoiselle. Que quelqu'un a pénétré dans un manoir dans lequel vous-mêmes vous trouvez en toute illégalité ?

Elle hésite, mais ne fait rien. Lionel lui offre un sourire ni tout à fait charmant, ni tout à fait menaçant. Il se dirige alors vers la fenêtre, elle aussi fermée, et la force malgré un grincement plaintif. Il remarque alors que les volets ne sont pas cloués, eux, certainement parce que la jeune délinquante s'en est déjà chargée. Il les ouvre et une lumière douce pénètre dans les lieux, qui sont moins poussiéreux qu'il l'aurait prévu.

— Qu'est-ce que vous faîtes ici ? demande-t-elle.

Il se penche à la fenêtre et observe la vue, qui a bien changé depuis les années. Si les maisons n'ont pas beaucoup évolué, ce malgré le tremblement de terre, voir des véhicules à moteur et des gens en jogging d'ici a quelque chose d'étrange. Il est habitué, bien sûr. La modernité ne l'a jamais dérangé. Mais depuis cette fenêtre, cela le touche malgré tout.

— C'est une bonne question, répond-t-il. En réalité, je ne sais pas quoi te dire. Est-ce que je suis rentré chez moi pour un nouveau départ ? Est-ce que je suis venu chasser les fantômes de mon passé ? Ou simplement les enterrer et faire le deuil de cette vie lointaine qui était la mienne.

Il se retourne alors vers elle. Elle est plus belle à la lumière que dans les ténèbres : de longs cheveux roux tombent dans son dos et son visage de porcelaine arbore quelques taches de rousseur.

— Lionel. Lionel Vance.

— Liz.

— Enchanté, Liz. Maintenant, je ne compte pas te mettre dehors immédiatement, mais si tu dois prendre une chambre, j'aimerais autant que ce soit celle d'amis. Elle est au fond du couloir, sur la droite.

— Je...

— Allez, chop chop !

Elle hésite, mais commence à rassembler ses livres.



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