Des braises encore ardentes illuminent la cave, que Taylor découvre pour la première fois de ses yeux. Et ce n'est pas bien joli : des membres qui n'ont rien d'humain gisent sur le sol, une traînée de sang s'étend de l'un des murs jusqu'aux escaliers, tandis que des marques de brûlures ornent les murs et le sol, desquelles une épaisse fumée noire sort. La sorcière ne doute pas que si elle possédait un odorat dans sa forme astrale, celui-ci serait saturé par l'odeur de la chair brûlée et de la fumée.
Elle n'a aucune idée de ce qui s'est passé, mais l'absence d'Annabelle et de son propre corps lui fait craindre le pire. D'ailleurs, que se passerait-t-il si elle mourrait dans cette forme ? Serait-elle condamnée à errer sans forme et à prendre possession des mortels ? Mieux vaut ne pas y songer.
L'esprit de Taylor se dirige vers les escaliers sanglants et arrive dans ce qui ressemble à une rue, mais avec un plafond de pierre et de béton. Il y a encore de la lumière, due aux flammes rémanentes, mais celles-ci faiblissent rapidement. Elle a alors le choix : à gauche et suivre les traînées de sang dans l'obscurité, ou à droite et suivre des traces embrasées, le temps que celles-ci prodiguent de la lumière.
Un cri qu'elle reconnait, et pour cause puisque c'est sa propre voix, provient de la droite et l'hésitation se dissipe. Son cœur ne bat pas vraiment, mais pourtant elle a l'impression que le stress de la situation va lui faire éclater la poitrine. Un rugissement animal, de violence ou de souffrance elle ne saurait dire, lui parvient également, au détour d'une ruelle délabrée.
Elle rejoint finalement la source de la commotion et se fige : son corps est debout, blessé, entouré de flammes que la créature contourne, attendant le moment d'agir. La queue fouette l'air et ses crocs claquent dans l'air, tandis que la sorcière maintient un sortilège dont Taylor ignore tout. Il ne faut pas longtemps pour que les yeux de l'humaine, c'est-à-dire ses yeux, la découvrent.
— Et voilà l'hôtesse, dit-elle dans un râle... Reprends ton corps... garce...
Taylor ne comprend pas le discours, mais les faits sont clairs : un esprit a pris son corps en son absence et, à en voir l'état de la bête ainsi que son hésitation à se jeter dans les flammes, l'esprit en question n'a pas l'air faible. En plus d'être criminel, si c'est bien le même qu'à New-York, quand l'irréparable a été commis.
Mais ce n'est pas le moment de poser des questions : la créature bondit et le corps de Taylor réagit juste à temps, le frappant d'un véritable bras de flammes qui envoie le monstre s'écraser contre une ancienne porte. Taylor profite de l'instant et se précipite mentalement vers son corps, passant à travers les flammes comme si elles n'existaient pas. Une fois qu'elle touche sa propre peau, il n'est pas difficile de revenir en elle, même si elle se fait accueillir par une douleur qu'elle avait oubliée sous sa forme spectrale.
Les flammes s'arrêtent aussitôt, ne laissant que quelques braises rougeoyantes, alors que la bête, ou plutôt la Griffe, comme elle s'appelle dans les textes, se relève.
C'est le moment de voir si la Mère des Carmélites avait raison ou si elle s'est fichue d'une nonne un peu trop crédule.
— La Duk, Ia Andarrai, Ia Zi Baittu Ba Allu.
La créature penche son museau sur le côté, à la manière d'un chien qui se demande ce qui se passe. C'est exactement ce qu'est le monstre, quand on y pense : le chien de garde qui punit l'imprudent s'aventurant sur des chemins qui ne sont pas faits pour les mortels. Le monstre n'est pas mauvais en soi, si on en croit l'apocryphe de ce Crowley, qu'il lui faudra d'ailleurs rechercher sur Wikipedia à un moment ou l'autre. Par contre, il est mortel pour tous ceux qui ouvrent des brèches dans le monde réel...
Elle continue l'incantation, reprenant les mots exacts qu'elle a prononcés devant le public, pendant le concert. Le monstre se déplace autour d'elle, une langue purulente passant sur des babines retroussées, mais sans attaquer pour le moment.
Les choses se compliquent quand la suite de la formule arrive, car elle a dû la mémoriser il y a quelques dizaines de minutes à peine. On devine aisément que la première cause de mortalité chez les occultistes est le lapsus. Elle prend donc son temps pour prononcer du mieux qu'elle peut : si seulement les anciens sorts étaient en anglais...
— Assagamabat, la Zi Bassag barro esa. La Dan Dersk..
La Griffe rugit alors, comme si elle avait été blessée, mais certainement pas terrassée. Ses pattes arrière se tendent et elle est prête à terrasser la jeune femme qui ferme les yeux, sûre que son heure est venue.
Un sifflement résonne soudain entre les parois. La bête et Taylor, surprises à égale mesure, aperçoivent Annabelle, le corps en charpie, mutilé, qui se tient difficilement contre un mur.
— Regarde... ce... j'ai trouvé...
Sa voix est faible, mais audible malgré tout dans le silence ambiant. La vampire montre alors deux grosse bougies, rouges, à longue mèche. Elle allume les mèches à l'aide d'une braise, avant de les lancer dans leur direction. Les bougies s'arrêtent à un bon mètre de la bête. La Griffe, curieuse, s'approche, sûrement intéressé par le pshhhhh qu'émettent les filaments, alors qu'enfin Taylor comprend qu'il ne s'agit pas de bougies.
La jeune femme se met à courir de l'autre côté, quand une déflagration la propulse au sol, douloureusement. Elle se protège la tête aussitôt, alors que des gravas s'écroulent du plafond et manquent de l'ensevelir. Ses oreilles résonnent, en proie à des acouphènes surpuissants et elle tousse à cause de la poussière qui s'est répandue et nimbe le couloir.
Mais, elle ne s'est pas faite écrasée par les pierres et les débris, ce qui est une victoire en soi ce soir. Elle se relève, difficilement, et contemple l'étendue des dégâts. Il y a des morceaux de la Griffe un peu partout : même une telle créature n'a pas survécu à deux bâtons de dynamite. Est-ce que les gens gardaient vraiment ces machins dans leurs maisons ou leurs caves à l'époque ?
Elle repère Annabelle, assise le dos contre un mur, immobile mais entière. Enfin, aussi entière qu'avant l'explosion. Taylor se rapproche, évitant soigneusement de marcher sur le monstre, comme si celui-ci allait se relever après ce traitement, puis elle rejoint la vampire et peut apprécier l'étendue des dégâts : sa gorge semble avoir fondu, tandis qu'une plaie béante lui ouvre le ventre, un liquide visqueux souillant ses vêtements. Sans compter la blessure que lui avait infligée la Griffe avant qu'elles ne descendent dans les souterrains. Par quel miracle est-elle encore « vivante » ?
Les yeux bleus d'Annabelle transpercent soudain la sorcière. La jeune femme a un geste de recul mais il est déjà trop tard : la vampire la plaque au sol en usant de sa force incroyable et une douleur vive la saisit à la gorge. Taylor résiste, ou plutôt essaye de résister, mais sa volonté faiblit très vite. La douleur se change imperceptiblement en plaisir et elle en ferme les yeux, l'extase du baiser voluptueux la poussant à l'abandon, malgré le danger de la situation.
C'est dans une demi-conscience qu'elle sent le poids d'Annabelle sur elle, les dents froides qui écorchent sa gorge, les mains sales qui immobilisent ses poignets, son sang qui s'écoule délicieusement dans la bouche de la vampire. Une grande faiblesse s'installe en elle, pendant que sa vie s'échappe et coule entre des lèvres charnues. Taylor espère juste que ce moment ne s'arrête jamais, addict qu'elle est à la sensation et au bonheur artificiel.
Mais, comme avec toute drogue, la chute. La descente est violente et lui arrache des larmes, tandis qu'elle voit Annabelle qui s'est redressée, luttant contre la Soif de toutes ses forces. Taylor tend faiblement une main vers elle et lui demande silencieusement de continuer, de reprendre sa frénésie mortelle. Mais la vampire se montre trop forte et trop cruelle pour cela.
Annabelle passe une main sous les genoux de Taylor et une autre sous ses épaules, avant de la soulever comme on porte un enfant. C'est à ce moment que la jeune femme perd finalement conscience.
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Love Bites
FantastiqueBelle, insolente, sorcière et lesbienne, Taylor survit à San Francisco en tant que simple barmaid. Jake est un ancien-flic, à présent détective privé et passablement alcoolique. Enfin, Lionel est un vampire trop sûr de lui et peu habitué au rejet. H...