Épisode 3 - 8 Putrescence

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Annabelle laisse le cadavre de la jeune femme tomber sur le sol des toilettes. Elle s'est gorgée jusqu'à la dernière goutte du précieux nectar qui circulait il y a peu dans les veines de sa victime, une junkie sans nom et sans passé. Le sang se répand dans le système de la vampire, qui ne peut hélas pas en profiter comme elle le voudrait. Les blessures, profondes et sévères, que lui a infligées son frère de sang n'ont pas fini de se refermer. Elle ne demande qu'à laisser le fruit de sa chasse la soigner, mais elle se retient grâce à un effort mental surhumain. Il lui suffirait de laisser ses chairs agir et les traces de l'épée disparaitraient à jamais. Mais le moment n'est pas opportun.

Elle sort des toilettes pour faire faces à plusieurs punkettes qui attentent leur tour, crispées d'avoir dû attendre.

— Tu foutais quoi ? lui demande une jeune femme aux nombreux piercings.

— Y'a une fille morte ! Hurle-t-elle en réponse, faussement paniquée.

Il n'en faut pas plus pour que les filles rentrent dans la petite salle, à moitié effrayées et à moitié captivées à l'idée de voir un cadavre. Les humains ont une fascination vraiment morbide pour la chair morte. Elle en profite pour se glisser au milieu du dancefloor, sur lequel se déchaînent des danseurs ivres et drogués, sous le son agressif d'un groupe de musique. Elle passe entre des groupes d'hommes aux cheveux longs et aux tatouages satanistes, qui bougent leur tête au rythme violent des instruments. Vraiment, Annabelle ne comprend pas l'intérêt pour cette pseudo-religion qu'est le métal.

Elle parvient à sortir, bien avant que la moindre ambulance ne soit sur place. L'air froid du début de la nuit la happe, mais elle n'en ressent pas les effets. Elle, qui était plutôt frileuse de son vivant, est bien contente que sa condition lui ait ôté ces tracas. Les portes se sont refermées derrière elle, empêchant le son du club de s'échapper.

Deux types, en train de fumer à côté de leurs motos, la regardent passer avec intérêt, avant de retourner à leur discussion. Elle ne reste pas plus longtemps dans le coin et rejoint son véhicule, ou plutôt celui qu'elle a emprunté à lune de ses victimes. Pour une vampire habituellement prudente, les deux derniers jours ont été catastrophiques : entre les passagers de la croisière, la conductrice de sa nouvelle voiture et la junkie metalleuse, elle a fait un carnage des plus délicats à cacher.

Elle s'installe au volant et démarre, espérant que la police ne fera pas le lien dans tout cela. Elle a été suffisamment maline pour ne jamais frapper deux fois au même endroit, mais ça ne suffira peut-être pas. Son visage lui apparaît dans le rétroviseur intérieur : elle est pâle comme la mort, les cheveux dans un état indescriptible, les yeux vitreux. Lionel ne l'a pas ratée.

Les rues de San Francisco défilent, jusqu'à la 26th avenue, pas très loin du huppé Forest Hill. Elle s'insère dans l'allée d'une petite maison tout ce qu'il y a de plus classique, avant d'éteindre le contact et de sortir. Elle marche sur le gravier et rejoint non pas la porte d'entrée, mais celle de la cave. C'est une porte posée à l'horizontal sur le sol, ce qui est plus sûr en cas de tornade. Elle tire les lourds battants et descend dans l'obscurité, ses yeux s'y habituant immédiatement. Tous les vampires n'ont pas cette faculté de voir dans le noir, le Don étant différent chez chacun. Elle, en tout cas, a été gâtée par les ténèbres.

En bas, une cave tout ce qu'il y a de plus simple, encombrée d'outils et de boîtes de conserves, dont une fenêtre calfeutrée représente la seule vue sur l'extérieur. Le sang de sa dernière victime pulse dans ses veines, ne demandant qu'à être assimilé par la vampire, qui a de plus en plus de mal à résister. Elle n'aura plus à faire d'effort longtemps, heureusement.

— Tu es revenue, lui dit une voix rauque, comme venue d'outre-tombe.

Elle ne peut s'empêcher de trembler en entendant les sons horribles que son Père a prononcés. Lui qui avait une voix claire et pure, sonne à présent comme un monstre, ses cordes vocales comme désaccordées par le temps passé dans une tombe.

— Ferme les yeux, lui ordonne-t-il.

Annabelle s'exécute et le monde devient noir. Il sait qu'elle l'a déjà vu dans sa torpeur, mais c'est comme s'il ne supportait pas son apparence physique. Le vampire avait toujours fait preuve de coquetterie et de bon goût. Son allure actuelle, ignoble et haïssable, ne peut que le faire souffrir. Ou l'enrager.

Il s'approche en silence. L'aura de la putrescence parvient à la vampire, qui pourtant ne respire pas. Une main décharnée, écorchée, râpeuse vient se poser sur la joue d'Annabelle, qui ne peut s'empêcher d'avoir un frisson de dégoût. Les doigts secs ne se retirent pas pour autant et glissent dans ses cheveux.

— Je te fais horreur, n'est-ce pas ? demande-t-il de sa voix sépulcrale.

— Non, Père, ment-t-elle.

Elle le sent qui se rapproche, si près qu'elle pourrait l'embrasser. Il la force, gentiment, à incliner la tête et à présenter sa gorge. Il doit être à l'agonie, torturé par la Soif des siècles, pourtant il se retient de se jeter sur elle et de lui déchirer la trachée. Edgar Morrington a toujours été un fin gourmet.

Avec délicatesse, il plonge ses crocs dans la jugulaire offerte de sa fille, qui aussitôt se sent prise par un plaisir violent et douloureux. Elle tombe dans les bras de son Sire qui dévore sa vie, incapable de se nourrir par lui-même. Pas tant qu'il ressemblera à un monstre. Peut-être jamais.

Annabelle chute sur le sol, au bord de la mort elle-même. Les besoins d'Edgar dépassent l'entendement : une victime suffit à la belle brune pour plusieurs nuits, alors que son Sire la vide en quelques instants, comme si elle lui avait juste apporté un encas. Elle n'a même pas eu l'occasion de totalement se soigner, obligée de le nourrir, encore et encore.

Combien de temps mettra-t-il à se remettre ?

Il s'éloigne, sans doute par honte, ou peut-être pour contrôler sa Soif. Annabelle se relève, difficilement, épuisée jusqu'à l'âme.

Combien de temps tiendra-t-elle ?

— Tu devrais me laisser, lui dit-il.

— Et que feriez-vous, Père ? Vous ne pouvez pas sortir dans cet état.

Elle marque une courte pause, pour laisser passer un vertige passager, avant de reprendre :

— Pourriez-vous seulement vous repaître du sang des mortels, alors que le mien ne suffit pas ?

— Tu as raison. Il me faut une source plus puissante...

Annabelle ne peut s'empêcher de se remémorer le goût du sang de Taylor. Celui-ci était pur, fort, musqué... Et c'est l'amie de Lionel, le chien qui a enfermé Edgar toutes ces années et qui a manqué de l'éventrer l'avant-veille... Pourquoi ne la mentionne-t-elle pas, alors ? Pourquoi ne pas l'offrir à son Père ? Le sang de sorcière lui ferait le plus grand bien... Mais quelque part, l'idée de la retrouver et de la voir mourir la répugne.

— Je trouverai une solution, Père.

— Fais. Notre temps est galvaudé dans ce taudis. Nous avons tant à faire, ma fille... Tant à faire...

Love BitesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant