Épisode 4 - 25 Le Choix d'Annabelle

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Annabelle conduit cinq minutes à peine pour rejoindre l'hôpital, qui se trouve dans le quartier voisin. Pendant tout le trajet elle s'interroge sur ce qu'elle est sur le point de faire et pourquoi. Quel intérêt trouve-t-elle à aider l'amie de Taylor ? Elle avait déjà menti à son père au sujet de la sorcière, avec les risques que cela comporte. Certes, la jeune femme lui a sauvé la vie, mais elle a aussi survécu grâce à elle. Sans compter que Lionel y tient : l'épargner lui ôte une partie de sa vengeance. Cela devrait suffire.

Alors quelles raisons la poussent à faire fi de la prudence pour aller sauver cette autre femme dont elle ignore tout ? Peut-être retrouve-t-elle chez Taylor une passion et une pureté qui lui rappellent des années bien lointaines, une humanité envolée au gré des années. Elle a lu dans les souvenirs de la sorcière la force de ses émotions. Comment pourrait-elle y être indifférente ?

Serait-elle plus humaine qu'elle se l'imagine, après tout ?

Elle gare sa nouvelle voiture, une énième Américaine trop grande à son goût, sur le parking du complexe hospitalier. Elle rejoint ensuite rapidement l'entrée, ses talons hauts claquant sur le béton et ses lunettes de soleil protégeant ses iris sensibles des rayons brûlants. Elle aime de moins en moins agir en plein jour, à mesure que les décennies passent et que sa tolérance à l'astre solaire diminue. Rien de comparable avec son père qui supporte à peine la lumière diurne, heureusement, mais elle sent malgré tout la différence par rapport à ses jeunes années.

Annabelle entre dans le hall et suit les indications que lui a données Taylor. Elle se dirige vers les ascenseurs qui mènent aux soins intensifs d'un pas rapide, incommodée par l'odeur méphitique qui sévit ici comme dans tous les hôpitaux. Le sang malade des patients la rebute et la dégoûte. Certains vampires se nourrissent exclusivement dans ce genre d'endroits, pour ne pas attirer l'attention sur eux : quelle triste et fétide éternité à passer.

Une fois sortie de l'ascenseur elle s'avance dans le couloir immaculé et impersonnel sans que personne ne l'arrête, jusqu'à atteindre la chambre de ladite Sienna. Elle entre dans la pièce impeccablement propre. Devant elle, sous respirateur, dort une jeune femme, aux cheveux verts et aux tatouages nombreux, le visage pâle et tiré. Taylor n'a pas exagéré : l'état de son amie n'engage rien de bon.

Après avoir refermé derrière elle, elle pose son manteau sur l'une des chaises et s'approche du pied de lit. Le dossier de la patiente y a été posé. Elle le parcourt brièvement, incapable de lire l'écriture du médecin ou de comprendre les rares mots qu'elle déchiffre. Le nom du docteur est toutefois indiqué, un Dr Morris. Avant de prendre une décision finale, mieux vaut peut-être qu'elle discute rapidement avec l'homme sur le destin de la jeune femme si rien n'est fait.

Elle laisse-là Sienna quelques instants et s'approche de l'accueil de l'étage. Une infirmière passablement débordée lui demande de patienter quelques instants. Elle prévient le Dr Morris par téléphone, sans avoir vérifié une seule fois l'identité de la vampire. Cette dernière s'installe sur un siège en faux-cuir, aux côtés d'autres personnes, probablement les proches de patients ou de victimes. Le désespoir et l'inquiétude transpirent de part et d'autre, dans une atmosphère lourde et difficile à supporter.

Un certain nombre d'infirmières ou de docteurs défilent, ainsi que des aides-soignantes et même un couple de policiers, certainement là pour accompagner un suspect ou un collègue blessé. L'un d'entre eux semble la remarquer et lui adresse un sourire séducteur avant de la mentionner à son coéquipier. Les hommes...

Au bout d'un quart d'heure le médecin vient voir l'Anglaise qui commençait à s'impatienter. Même avec toute l'éternité devant elle, Annabelle n'a jamais appris l'art de la patience. L'homme, qui arbore une moustache fine, se présente et lui tend une main sèche.

— Que puis-je faire pour vous ?

— Je voulais juste en savoir plus sur l'état de mon amie. Sienna Gallagher.

— Je suis désolé, je ne peux parler qu'à la famille. Peut-être pouvez-vous vous rapprocher de celle-ci ?

— Dîtes-mois juste si c'est grave, je vous en prie.

Ce faisant, elle plonge son regard dans celui du médecin et pénètre dans ses pensées avec un peu plus de difficulté que d'habitude, sans doute à cause du jour éclatant au-dehors. L'homme s'adresse toujours à elle, mais les paroles n'ont plus d'intérêt, à l'inverse des images et des mots qui se bousculent dans son esprit.

Elle ne comprend pas tous les détails médicaux, mais la gravité de l'état de la jeune fille ne lui échappe pas. Celui-ci est même pire que ce que pensait Taylor : la jeune femme non seulement ne sortira peut-être pas du coma, mais, si elle revient un jour à elle et que son cerveau fonctionne toujours, elle sera incapable de bouger même le haut de son corps. Tétraplégique, un mot qu'elle reconnaît dans les pensées du médecin.

— Merci docteur, dit-elle finalement, je comprends.

— Désolé de ne pouvoir en dire plus. Si vous voulez bien m'excuser...

Il s'éloigne d'un pas rapide. Que doit-elle faire ? Elle connaît le poids de l'immortalité, mais peut-être que dans ce cas la malédiction serait un acte de miséricorde. Elle porte beaucoup de culpabilité en elle depuis que son père est revenu d'entre les morts : tant d'âmes ont dû être arrachées simplement pour nourrir l'ancien vampire. Pourrait-elle rattraper un tant soit peu le mal qu'elle a fait ? Il y a une cruelle ironie dans la nature-même du vampire : celui-ci peut donner la vie éternelle, mais en échange beaucoup doivent périr. Cette femme vaut-elle tous les corps qui joncheront son chemin ?

De ce qu'elle en a lu des pensées de Taylor, Sienna lui plaît : elle paraît vive, indépendante, presque féroce. Sauver la vie de quelqu'un d'intrigant éveille l'intérêt de la vampire, elle doit l'avouer. Il ne s'agit pas du pire choix d'infant qui lui ait été présenté.

Sur le chemin du retour elle tombe sur un fauteuil roulant plié, qu'elle prend avec elle, l'air de rien. Elle rejoint la chambre et entre à nouveau, puis referme la porte et la bloque à l'aide d'une chaise. Cela n'empêchera pas quelqu'un de déterminé d'entrer, mais cela limitera les mauvaises surprises. Elle déplie ensuite le fauteuil, qu'elle place près du lit.

Elle s'approche enfin, le faible parfum de la mourante lui parvenant. Jamais elle n'irait se nourrir à sa gorge, son sang manquant singulièrement de vie et d'énergie. Le bruit régulier du respirateur se fait entendre, accompagné des bips agaçants de toutes ces machines d'hôpital.

Annabelle effleure du dos de la main la joue fraiche de l'humaine qui, malgré son apparence paisible, lutte âprement pour survivre. Elle retire alors complétement les draps, qu'elle fait tomber sur le sol. Le corps de la jeune femme est recouvert de bandages, cachant des blessures laides si elle en croit l'odeur de la chair. Si elle veut la transformer dans de bonnes conditions, il va falloir s'en occuper avant, pour que la future vampire ne garde pas pour l'éternité les marques de son accident. Bien sûr les plaies guériraient, mais pas les cicatrices et Annabelle ne sait que trop bien à quel point l'apparence est importante, même après la mort.

La belle Anglaise défait les pansements et les compresses, laissant à l'air libre les blessures de l'accident. Elle sort ensuite de son sac à main un rasoir à l'ancienne et enfonce la lame dans la paume de sa main. Le liquide vermeil s'écoule lentement de son corps mort, le sang comme mystiquement contrôlé par la mort-vivante. Elle s'attèle ensuite à mêler son sang maudit mais guérisseur aux lésions et aux brûlures, ce qui, vu le nombre de celles-ci, devrait lui prendre un peu de temps...

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