Épisode 2 - 16 Femme Fatale

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Annabelle tient de ses doigts gantés un fin porte-cigarette, tandis qu'elle observe l'entrée du club de nuit « le Witch Hour ». Ce n'est pas le genre d'endroits qu'elle aime fréquenter : la clientèle y est bruyante, étudiante, lassante. Elle n'a rien contre la décadence : elle adorait la fin du XIXe siècle et son intérêt malsain pour les choses de l'esprit et du malin, ou les années 20 et cette effervescence de l'après-guerre. Mais la décadence que l'on observe ici manque de cette douce aspiration au néant et aux noirs désirs d'antan : la dévastation est seulement en surface et ne touche pas l'âme. C'est l'époque du faux et des apparences.

Heureusement, la soirée touche à sa fin. Elle regarde sa montre, qui lui indique deux heures du matin. Lionel, son doux Lionel est parti depuis un moment, au bras d'une catin rousse dont elle devra peut-être s'occuper. En son temps, quand elle sera sûr de savoir s'il s'est ou non attaché à elle. Elle n'aime pas spécialement tuer ces femmes dont s'entiche l'immortel : cela ne lui apporte aucun plaisir. Quelque part même, elle a pitié d'elles : comme Annabelle, elles ne sont que des passe-temps, des victimes dont on brise le cœur sans un remord. Elles n'ont pas choisi ce qui leur arrive et quand la vampire aux cheveux noir corbeau vient les mener de vie à trépas, ce n'est pas avec haine ou violence. Le décorum est important, bien sûr, mais Annabelle ne les fait jamais souffrir plus que de raison. Les corps sont mutilés après la mort uniquement.

Elle repense alors à la jeune vampire. Kathy. Pourquoi ne l'a-t-elle pas tuée ? Quand elle l'a suivie, plus tôt, c'était exactement ce qu'elle avait en tête. Lionel avait eu la présomption de créer un des leurs, de garder une compagne immortelle, quelqu'un qui saurait le comprendre. C'est évidemment inacceptable et elle ne saurait tolérer qu'un être puisse l'accepter pour ce qu'il est.

Pourtant, elle n'a pas pu s'y résoudre. Est-ce que sa fureur disparait et s'efface avec le temps ? Cette idée est plus douloureuse qu'il n'y parait. Si elle ne parvient plus à haïr Lionel, que lui reste-t-il ? Son Sire est mort et il ne subsiste rien de son ancienne vie, juste regrets et remords. Ou alors, elle a juste éprouvé de l'empathie pour cette enfant, perdue dans un monde cruel et noir, sans espoir et sans rédemption.

La porte du bar de nuit s'ouvre et une jeune femme aux cheveux blonds sort, avant d'abaisser la grille de métal. Elle s'en va ensuite, à pieds. Annabelle éteint sa cigarette et commence à la suivre avec une discrétion héritée de siècles de chasse.

Taylor, puisqu'il ne peut s'agir que d'elle, descend au bout de quelques minutes dans un parking souterrain, ce qui simplifiera grandement la tâche de la prédatrice. Celle-ci rentre à sa suite, se retrouvant bientôt dans un espace bétonné et peu éclairé, où résonnent les pas de sa victime.

La jeune femme s'arrête devant sa voiture, qui est garée entre une autre automobile et un large pilier, au milieu du troisième sous-sol. Elle fouille dans son sac à main, certainement à la recherche de ses clefs. Annabelle en profite pour sortir de l'ombre et rejoindre Taylor :

— Excusez-moi, lance-t-elle.

La jeune femme sursaute et en fait tomber ses clefs, avant de se retourner, une main sur un cœur qui bat la chamade. Annabelle inspire, consciemment et les odeurs de l'autre lui parviennent : son sang, sa sueur, un parfum d'homme aussi, mais pas celui de Lionel.

— Vous m'avez fait peur, répond la jeune femme, soulagée à tort.

Taylor sent également le cuir et le sexe. Annabelle est quelque peu surprise : elle pensait que Lionel couchait avec elle, ce qui n'est pas le cas si elle en croit ses sens. Soit Taylor n'est pas fidèle, soit leur relation n'est pas aussi intime qu'elle l'imaginait. Ce serait toutefois étonnant, vu qu'ils se connaissaient déjà à New-York.

— Je suis désolée, lui dit la vampire d'une voix aimable, je ne voulais pas vous effrayer. J'aimerais juste vous poser une question.

Elle sort alors de son sac à main une photo de Lionel, qu'elle tend à la mortelle. Cette dernière s'est quelques peu détendue en se rendant compte qu'elle avait affaire à une femme, une erreur commune qui a grandement facilité la vie d'Annabelle à travers les âges.

— Vous le connaissez ? lui demande la tueuse droit dans les yeux.

Taylor répond, mais les mots n'intéressent pas Annabelle. Au lieu de cela, elle se concentre sur le bleu de ses yeux et laisse les émotions de sa victime se répandre en elle. Au-début, tout n'est qu'un amas, un bloc éparse de ressentis, de sentiments, de doutes et de désirs. Mais peu à peu la vampire parvient à mettre de l'ordre dans les images qui lui parviennent.

Lionel, dans un bar. Souvenir récent, détaillé, net. Il n'est pas seul. Quelqu'un d'autre, de plus important. Une femme ? New-York, plus flou, plus distant. Ciel nuageux, mais il fait chaud. Le vampire est là. Il l'embrasse. Elle n'y prend pas de plaisir. Il disparait. Une jeune fille, plus jeune. Brune et jolie. Un lien fort. Sa sœur ? Ça ne peut être que cela. L'odeur du sang et du pouvoir. Un corps. Des pleurs, la peur. Un bus. Des adieux.

Annabelle rouvre les yeux.

— Tout va bien ? lui demande celle qu'elle va tuer.

Elle sourit. Elle n'a pas envie de faire ce qu'elle va faire. La jeune femme lui parait sympathique et intrigante, plus complexe qu'elle ne parait. Elle n'aime même pas Lionel : elle a réussi à s'en détacher et la vampire en ressent une pointe de jalousie et d'admiration. Mais lui l'aime, ou l'a aimé. C'est tout ce qui compte. C'est une raison suffisante.

Elle reprend la photo que lui tend Taylor et la range dans son sac. Sa main saisit alors une petite lame, fine et effilée. Elle sourit à la mortelle, pour la rassurer. De toute façon elle ne sentira rien quand la mort frappera.


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