Épisode 3 - 1 Une Histoire de Vampires

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Le petit bateau à moteur fend les eaux froides et noires de la baie. Les étoiles sont masquées par une chape de nuages sombres. Un vent glacial souffle depuis l'océan, sans pour autant gêner les deux vampires qui, seuls au monde, s'éloignent des lumières de San Francisco. Lionel, les mains liées entre elles par d'épaisses menottes en métal, tient la barre de l'embarcation. Assise devant lui, Annabelle porte sa lourde épée sur les genoux.

— Tu sais que si tu me mens, je prendrai plaisir à te mener de vie à trépas avec lenteur et doigté. Cela durera des heures et des jours. Et je n'épargnerai plus ta petite sorcière.

— Ma petite sorcière ? Tu parles de Taylor ?

— Tu l'ignorais ?

Lionel se doutait bien de quelque chose. Taylor était la seule femme mortelle qui ait su résister à son pouvoir de persuasion, ce qui avait su l'intriguer. Lorsqu'il suffit de dire à une mortelle trois mots pour qu'elles offrent leur gorge, l'intérêt est plus que limité. Lorsqu'il avait ordonné à Taylor de se donner à lui lors de leur rencontre, elle lui avait craché son cocktail à la figure. C'était une première pour le vampire.

— Comment tu sais ça, Annabelle ?

Sa sœur de sang se contente d'un sourire narquois et n'en dit pas plus long. S'il survit, il aura des questions à poser à Taylor, si elle se décide à échanger plus que quelques piques avec lui.

L'île se dessine enfin, à quelques centaines de mètres à peine d'un long pont suspendu. Il coupe les phares, pour ne pas attirer la moindre attention.

— Tu veux me faire croire que Père est ici ?

— Cette île m'appartient.

Le bateau vient s'échouer contre des hauts-fonds dans un grincement inquiétant. Le vampire saisit un bâton phosphorescent qu'il tord pour produire une faible lumière. Il fait signe à son ennemie de descendre, mais elle reste impassible. Le problème de confiance entre eux n'est définitivement pas près de s'améliorer.

Il passe donc le premier et les guide sur la terre ferme de l'île, toute en relief et en falaises. Cela fait plusieurs décennies qu'il ne s'est pas rendu ici, mais il retrouve le chemin de la cave comme s'il s'agissait de son itinéraire de promenade quotidienne. Il sait pourtant bien ce qui se trouve sous terre et le danger auquel il s'expose. Quelque part c'est naturel, malgré tout. Il a toujours su que ce moment viendrait et, maintenant que l'heure est là, la peur n'y est plus.

Lionel s'arrête devant une paroi un peu plus lisse que le reste de l'île escarpée. Il y déloge une pierre. Derrière se trouve, dissimulé, un panneau d'accès, qui date de la guerre froide. Il enlève un peu de poussière et pose son pouce sur un lecteur d'empreintes digitales, qui met un moment avant de s'activer. En réponse, la falaise s'ouvre sur un tunnel de béton épais, suffisamment pour résister à une attaque nucléaire. Il en a dépensé de l'argent dans ce bunker...

En tout cas, pour la première fois depuis des siècles, il lit de la surprise sur le visage d'Annabelle, avant qu'elle ne se ressaisisse, l'arme blanche toujours à la main. Ils entrent dans le bunker, dont l'entrée se referme derrière eux. Un long couloir bétonné les avale et ils descendent sous terre, de plus en plus loin du monde des vivants.

Finalement le cœur du bunker s'ouvre à eux, juste derrière une lourde porte. Lionel l'ouvre et entre.

Au centre de la petite pièce grise dans laquelle ils pénètrent se trouve un cercueil en métal, gris, recouvert d'une épaisse couche de poussière. Lionel n'est pas revenu ici depuis les années 60 au moins, mais rien n'a changé. Les lieux sont exactement comme dans ses souvenirs.

Annabelle s'avance, une main sur le cœur, mue par un espoir qu'elle avait certainement refoulé à travers toutes les années. Son père cruel et malsain se trouve dans cette boîte de métal et elle n'a qu'un pas à faire pour le voir, pour la première fois depuis deux siècles. Elle s'approche, appelée par un désir craintif. Lorsqu'elle entrouvre de sa force surhumaine le sépulcre, quand ses yeux effleurent la peau flétrie et le masque décrépi de l'antédiluvien, Lionel agit.

Ses mains enchainées saisissent Annabelle par la nuque et propulsent son front avec fracas vers le bord acérée du cercueil, y laissant une trace sanglante. Lionel, en hurlant et en usant de toute sa puissance impie écrase une nouvelle fois le crâne en apparence délicat de sa sœur contre le coin métallique, à deux reprises, avant qu'elle ne tente de le repousser.

Il la rejette et l'envoie dans les airs contre un des murs de bétons. Annabelle le heurte à toute vitesse et son dos comme son crâne s'écrasent, des os se brisant sous l'impact. Le vampire mâle se jette sur elle de tout son poids avant qu'elle n'ait le temps de réagir et il lui saisit la gorge en serrant avec une telle force qu'un corps humain aurait été décapité. Mais Annabelle n'est pas humaine. Elle frappe le vampire au thorax et celui-ci recule de deux mètres sous la force du coup, pourtant maladroit.

Par chance, le pied de Lionel atterrit sur la lame de l'épée qu'Annabelle a lâchée dans la mêlée. La vampire tente de s'avancer, mais elle met un genou à terre, encore étourdie. Le mur derrière elle est maculé de sang et probablement d'autres fluides. La main de Lionel saisit la garde de l'épée, juste à temps : Annabelle se précipite enfin vers lui, soudainement consciente du danger.

Il se décale sur le côté et abat la lame dans le dos de son ennemie, déchirant ses chairs comme s'il s'agissait de tissu, répandant le liquide écarlate sur le sol gris et triste. Elle pousse un cri et s'écroule sur le sol, avant de ramper hors de danger, tel un animal pris dans un piège. Est-ce finalement si simple de détruire sa sœur, celle qui le hante depuis toutes ces décennies ? Elle a bien dit que c'était le moment d'en finir : peut-être disait-elle vraie.

Elle se relève, tremblante. Ses chaussures à talons aiguilles glissent dans une mare de son sang. Lionel s'avance d'un geste vif et l'épée fend l'air et la vampire de bas en haut, dans un mouvement tout en diagonale. L'acier lui ouvre le ventre et la poitrine. Il ne laisse pas le temps à la créature de s'affaisser sur le sol et la transperce de part en part, enfonçant la lame jusque la garde dans le corps de sa sœur, qui n'a plus la force pour gémir.

Les deux vampires sont à un souffle l'un de l'autre. Lentement, Lionel sent son ennemie immortelle perdre ses forces, son sang et même ses entrailles. Il dirige sciemment la lame vers le cœur d'Annabelle, pour l'achever. Mais d'un coup elle lui saisit le crâne de ses mains libres, alors qu'il est en train de la découper. Il comprend trop tard ce qu'elle fait lorsque ses ongles, ou plutôt ses serres lui rentrent dans les orbites. Le vampire pousse un hurlement terrible, tentant de garder le contrôle de ses mains et la tuer le plus vite possible, mais la douleur est trop intense.

Ses globes oculaires se font transpercer et il recule, pour s'échapper comme il peut à la souffrance indicible. Tout n'est qu'un voile de sang devant lui, un filtre rouge, si bien qu'il ne discerne qu'à peine Annabelle. Elle n'a visiblement pas le même problème : une nouvelle douleur saisit Lionel à la gorge. L'instant d'après il est au sol, plaquée par la force encore incroyable de sa sœur. Ses mains cherchent à tâtons la source de son tourment et il réalise que c'est le pied d'Annabelle qui lui écrase la trachée. Elle le retire alors et le talon aiguille, qui était logé entièrement dans sa gorge, ressort dans un bruit de chair molle. Le sang de Lionel s'échappe de sa plaie dans un torrent écarlate : elle a dû lui sectionner une artère de son talon. C'est en tout cas sa dernière pensée avant que l'inconscience ne s'empare de lui.


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