Chapitre 4

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  Mes pieds se mettent à avancer sans que je ne leurs en ai donné l'ordre. Je me dirige d'un pas mécanique vers l'estrade où tout le monde va m'écouter.

Où tout le monde va me voir.

Pas une seule fois, je bute sur un nœud, pas une seule fois j'hésite. Mon corps est pétrifié. Une étrange attraction semble l'entraîner vers le maire, pour qu'il puisse se soulager d'une histoire que tout le monde a sans doute écoutée des dizaines de fois.

L'histoire d'Ella. Ou plutôt, la fin de son histoire.

Contrairement aux autres histoires, je ne vais pas commencer par le début, mais par l'épilogue.

Je regarde le sol tout le long de mon ascension vers ce point hors d'atteinte qu'est la scène. Je me fonderais avec plaisir dans les planches sombres pour disparaître du champ de vision de tous ces gens. Je voudrais me glisser entre les failles du bois pour m'en aller loin d'ici, loin de ces regards scrutateurs, avides d'informations au mépris du ressentis des autres...

Pourtant je ne m'arrête pas. Je m'élance même vers le maire, aussi droite que lui. Je ne ploie pas sous les jugements qui planent au-dessus de nos têtes, mais à l'intérieur, tout se bloque. Ma gorge est obstruée par une boule d'angoisse qui grossit de secondes en secondes, mes muscles tremblent, contaminés par ma peur et ma tristesse manque de rouvrir les vannes que je retenais jusque là.

— Emelyne, que s'est-t-il passé ce jour-là ?

Sa voix calme me fait déglutir bruyamment. Mes mains se tordent jusqu'au blanchissement. Je me concentre sur la vision de mes parents, eux qui souffrent autant, voire d'avantage que moi.

J'ouvre la bouche pour exprimer toute ma frustration, pour expliquer que je ne comprends pas ce qu'il s'est passé ce soir-là, mais seul un son éraillé parvient à s'échapper. Mon mouvement de recul entraîne des chuchotements qui venant perturber le silence qui régnait dans l'assemblée.

— Ella... était... courageuse. Et insouciante. Elle profitait de la vie comme si chaque jour était le dernier. Ils allaient souvent... Théo et elle... à la cabane. J'étais trop petite.... Six ans pour être exacte... pour aller y jouer. Ils s'y retrouvaient chaque après-midi... Et un jour, Ella est restée seule là-bas...

La foule est suspendue à mes lèvres. Le peu de mots que j'ai prononcé semble les avoir envoûtés. Pourtant, ma sœur y est restée...

— Après une longue absence ce soir-là, mes parents ont commencé à s'inquiéter. Ils sont allés voir avec l'aide de Théo si elle y était toujours. Effectivement, elle y était toujours... mais avec le crane transpercé d'une flèche en titane.

Un sanglot fend l'assemblée. Je me tourne instinctivement vers ma mère. Elle est pendue au bras de mon père, les joues baignées de larmes. Ma peine enfle dans ma gorge au point de m'empêcher de respirer.

Pourtant, je continue, comme si ça ne m'atteignait pas. Ma voix est néanmoins étouffée, un peu comme lorsqu'on est sur le point de fondre en larme.

— Ella était inerte, sur une mare de sang et... ces lâches l'ont fouillée avant de l'abandonner, je m'étrangle pitoyablement. Ils l'ont...

Je m'arrête net. Ma voix semble s'être envolée. Je ne peux plus parler, j'ai un mal fou à inspirer.

Olivier, qui semble sortir de sa torpeur, prend la relève et explique calmement les raisons pour lesquelles la situation doit changer, à quel point il est déterminé... pour elle. Je ne l'écoute que d'une oreille, avec l'impression persistante d'avoir un morceau de coton à la place des tympans. Tout est brouillé et flou. Les sons sont amplifiés, ma tête bat une mystérieuse pulsation qui me fait mal. J'entends tout de même le mot « t-shirt » et un frisson incontrôlable prend possession de mon corps.

— Après cet épisode douloureux pour lequel nous serions prêt à tout pour qu'il ne se reproduise jamais, il est temps de montrer fièrement vos couleurs à tout le monde ! clame le maire.

Sa voix d'orateur se répercute sur les immenses parois des arbres jonchés de feuilles gigantesque qui imposent le silence. Il sonde la foule avec intensité, un sourire en coin tout sauf railleur. L'autre côté de sa lèvre pend avec tristesse.

— Êtes-vous prêts ? demande-t-il de sa voix forte. Êtes-vous prêts à vous battre coûte que coûte pour avoir l'honneur de défendre votre patrie un jour ? Êtes-vous prêt à donner votre maximum pour défendre votre liberté ? ÊTES-VOUS PRÊTS A TOUT POUR GAGNER CETTE GUERRE ?

Une acclamation surexcitée lui répond. Le brouhaha s'accroît, répandant une traînée d'espoir et de joie après ce sinistre souvenir. Les applaudissements résonnent toujours quand je rouvre les yeux. Olivier sourit avec une fierté teintée d'humilité. Ses yeux sages me demandent d'ouvrir le bal. Mon air confus et paniqué le prend au dépourvu. Il se tourne vers la foule, réclame à plusieurs reprises le calme en essayant en vain de réprimer le tumulte d'enthousiasme qui règne sur le chêne géant. Certaines personnes, debouts sur les hautes branches, sifflent bruyamment avec leurs doigts. D'autres, en suspension sur des lianes, voire la tête en bas, crient leur extase d'assister à cette cérémonie.

— Chers Alfes, peuple des Lumières, je propose que la tradition de la découverte des couleurs soit inaugurée par la star de cette soirée : Emelyne Taylor !

La foule hurle son assentiment. Le dos courbé, je m'avance vers le devant de la scène. J'ai le malheur de croiser le regard impassible de Laura. Le regard dur, elle m'ordonne de loin de retirer mon t-shirt. Cette fille est un vrai tyran.

Après un dernier soupir tremblotant, je saisis les pans de mon haut. Mon t-shirt noir colle à celui couvert de peinture sèche. Je tire doucement dessus pour m'en extirper. Dès que j'y arrive, je l'enlève précipitamment en retenant mon souffle.

Les gens me fixent, bouche bée.

Ils voient mon t-shirt tâché de pourpre.

Ils le voient couleur sang.

Comme Ella.

The Alfe Wars [terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant