Un homme de haute taille s'avance. Son regard mystérieux sonde notre équipe, caché par des cheveux châtains clairs. Il s'attarde sur chaque personne, comme s'il cherchait à l'analyser. Théo se tourne face au maire. Les yeux d'Olivier sont habités d'une lueur de curiosité qui évoque un soir sous les perséides en été. Je l'ai rarement vu être aussi intrigué par quelqu'un.
L'instructeur Bleu demande à l'ami de ma sœur s'il veut prendre la parole d'un air détaché. Théo hoche la tête, puis se redresse.
Ça fait tellement longtemps.
Tellement longtemps que je n'ai pas vu ses yeux gris malicieux.
Son sourire.
Son rire.
L'homme qui s'apprête à faire un discours est désormais froid, d'apparence indifférente. Il observe chaque membre de son groupe avec attention. Son visage est de marbre mais d'un magnétisme à couper le souffle. Ses yeux m'aimantent, leur profondeur parlent d'eux-même.
Effectivement, ça fait une éternité qu'on ne s'est pas adressés la parole.
— Bonjour à tous, je m'appelle Théo Sunders. Je vais remplacer madame Rotguerg à partir de maintenant. Pour des raisons que vous connaissez tous, je souhaite vous enseigner ce que j'ai appris tout au long de ma conscription. C'est important, j'espère être un bon professeur. Si vous ne réussissez pas cette saison, vous progresserez pour la suivante, il ne faut pas être abattu. Certains ne seront pas pris, ce n'est pas de l'incompétence, loin de là, d'autres auront été meilleurs, voilà tout. Ne pas être choisi signifie mener une vie différente de celle-ci, celle qu'on vous propose en tant que conscrits. Vous pourrez affecter le métier que vous désirerez de manière libre. Bonne chance à toutes et à tous, déclare-t-il pour clore son discours en esquissant un sourire encourageant, ce qui fait ressortir ses fossettes qui m'avaient tant manquées.
A ma grande surprise, il descend les quelques marches qui serpentent autour de la scène.
De vagues souvenirs, plus ou moins précis, me reviennent. Ils datent de l'époque antérieure à sa disparition. Le plus ancien que je possède est celui où je révèle à Ella que je suis amoureuse de Théo. Les étoiles constellaient le ciel, parsemant son bleu si sombre d'espoir. Les choses étaient simples. On se rendait à l'école le matin et le soir nous allions jouer avec nos amis sur la Place. Parfois, Ella m'emmenait à la cabane en cachette quand le ciel était dégagé. On se disait tout dans ces moments-là, de nos bêtises à nos coups de cœurs. Surtout les miens. Je n'ai aucun souvenir d'elle me le disant. Elle était discrète, toujours à garder mes secrets. Le genre à ne rien révéler à nos parents quand je venais de faire quelque chose d'interdit. Elle m'expliquait pourquoi c'était mal avec bienveillance. C'était la meilleure. Ils étaient les meilleurs.
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été amoureuse de Théo. Il me laissait traîner avec lui quand ma sœur devait s'occuper de faire l'un de ses nombreux devoirs. J'adorais ces moments. J'avais l'impression d'être la plus chanceuse du monde quand il me souriait.
Mes plus belles années de bonheurs avant qu'elles ne soient recouvertes de tristesse et de déni, puis d'une couche supplémentaire de renfermement. De mon côté et du sien. Un énorme gouffre s'est creusé entre nous.
Dix ans qu'on ne s'est pas parlés. Dix ans que je pense à lui chaque jour.
— Bonjour Emelyne.
Mon sursaut fait peur à mes voisins. Comment a-t-il fait pour être ici aussi rapidement ?
Incapable de prononcer le moindre mot, je l'observe. C'est incroyable de le voir là. Son visage qui a toujours su attirer la sympathie me donne la force de lui serrer la main qu'il me tend depuis tout à l'heure. Il a conservé les traits fins qu'il a gagné à l'adolescence, ses larges épaules et son sourire franc. Seul son regard s'avère plus sombre, plus réfléchie. Changé.
— Théo..., soufflé-je alors qu'il s'éloigne pour saluer Anna.
Il se tourne vers moi. Ses yeux verts m'interroge, aussi calmes que le lac où les rumphs aiment s'étendre paisiblement.
— Je suis contente de te revoir.
La joie semble illuminer son regard, aussitôt remplacée par un voile de tristesse qui ravive de sombres souvenirs. La mélancolie...
— Moi aussi, je suis heureux que tu sois dans mon équipe.
Après un dernier sourire triste, il tourne les talons pour s'occuper de mes camarades.
Cette matinée est pleine de surprise : d'abord le décès d'Amélia, puis son remplacement par Théo. Théo... qu'est-il devenu depuis ? Il est le seul à s'être déplacé pour se présenter à chacun de ses élèves, sous la stupéfaction du maire. Ça changera à coup sûr la donne. L'année suivante, je parie que les superviseurs salueront leur groupe. Théo a du remettre en question les choix qu'ils font pour leur première impression. Quel genre de prof est-il ? Sérieux, prêt à tout pour obtenir un grade ? Ou bien, déterminé à aider tout le monde, avec une vision altruiste ?
La deuxième version aurait certainement convenu une décennie auparavant, malheureusement toutes mes certitudes à son sujet ont été détruites.
Je ne peux qu'espérer que celui que j'ai connu enfant soit toujours présent au fond de lui.
Après avoir finit sa tourner, il remonte sur l'estrade d'un pas léger. Il se penche vers le maire afin de lui murmurer quelque chose. Il acquiesce et hoche la tête.
— Je vais laisser M. Sunders clore la tradition cette année, lâche-t-il d'un ton solanel en reculant pour ne pas faire d'ombre à Théo
— Chaque Discours a toujours été ponctué par une coutume assez spéciale, narre l'homme mystérieux au regard tout aussi énigmatique. Les conscrits se rendent au lac pour se laver ensemble.
Des cris de protestations s'élèvent dans les rangs, à la fois indignés et surpris par cette habitude dont personne n'a jamais entendu parler.
— En effet, vous devez vous débarrasser de toutes impuretés, mentales et physiques. Demain votre apprentissage sera prioritaire par rapport à la longue liste de bêtises que vous vous apprêtiez à faire avant, nous nargue-t-il. Vous devrez être concentrés sur votre objectif commun : progresser. C'est un acte symbolique qui prouvera votre détermination.
« Bien sûr, j'entends déjà les filles hurler au scandale ! rit-il avec chaleur. Vous serez affublés de votre équipement officiel, c'est-à-dire d'un pantalon pratique qui descend au bas de vos chevilles au minimum, et de votre t-shirt coloré. Pour ne pas perturber la faune, la journée a été choisie grâce à notre herboriste. Cette nuit, la lune sera pleine, les animaux herbivores ne se rendront pas au lac. Ce phénomène s'explique par le fait que ces bêtes ne chassent pas grâce à leur vue. Elles ne chassent pas tout court d'ailleurs. Seuls les carnivores utilisent ce sens, ce qui facilitera la nôtre. Le rumph, notre viande de base, n'est pas une espèce nyctalope, ce qui veut dire qu'elle ne voit pas dans le noir comme le chat ou encore le renard. Ils ne se rendront pas au lac et préféreront s'abriter dans l'obscurité. On ne gênera ainsi personne tout à l'heure, et le risque de faire fuir le bétail est minime. Nos veilleront à ne pas trop laisser d'odeurs ou du moins faire en sorte qu'elles s'estompent. Des questions ?
« Après ce rituel, la prochaine étape sera cruciale pour la suite. Elle représentera en quelque sorte votre première épreuve. Soyez concentrés et plus malins que les autres, elle déterminera votre arme tout au long de l'Attribution. Inutile de vous dire que le premier arrivé est le premier servi, assure*-t-il.
Il y a un je-ne-sais-quoi sur son visage qui montre qu'il trouve la situation amusante. Peut-être le coin droit de ses lèvres qui est légèrement étiré ?
La salle reste muette devant tant d'informations. Olivier prend la relève et explique calmement qu'il faut suivre son professeur dans le silence. Évidement un joyeux chahut empli de nervosité prend le chemin après s'être élancé dans le vide dans des cris d'excitations.
Ce sont les Bleus qui commencent puis les Violets et ainsi de suite dans l'ordre de la présentation. Les départs sont réguliers, au rythme d'un grand sablier qui égrène le temps au compte-gouttes. Nous sommes les derniers à partir. Théo ferme la marche pour s'assurer de n'avoir oublié personne.
Nous partons pour cette fameuse expédition allégorique.
VOUS LISEZ
The Alfe Wars [terminée]
FantasyAprès la mort de Ella Taylor, tuée par les ennemis de son espèce, les Alfes de l'Ombre, un système a été mis en place : le Choix des Élites. Les adolescents âgés de seize à dix-neuf ans sont conscrits à ce service obligatoire. Le but ? Trouver les...