Chapitre 17

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La brise de la forêt, soufflant sur le feuillage verdoyant, est aussi froide que le corps qui gît au milieu de toute cette foule. Deux hommes aux larges épaules déposent Amélia Rotguerg sur un lit de pétales roses, comme le veut la tradition. Allongée sur le dos, les bras en croix, ses yeux clos fixent le néant. Cela fait près de dix ans que je n'ai pas assisté à une incinération. La première était, je l'espérais, la dernière que j'aurais à regarder. La différence avec celle d'Ella, c'est que le vide qui me rongeait était atroce, aujourd'hui, je me sens... calme. Comme si la mort d'Amélia m'avait soulagée. C'est mal, mais c'est la vérité. Elle terrorisait tout le monde.

John, son mari, un type aux cheveux grisonnants et à la peau parsemée de tâches de vieillesse pose son bouquet à ses pieds, puis remet une mèche blonde derrière l'oreille de la défunte.

— Elle n'avait que cent-quarante-six ans, déclare-t-il simplement. C'est jeune pour une crise cardiaque, tout de même.

Il faut reconnaître qu'avec une moyenne de cent quatre-vingts ans, notre espérance de vie est largement supérieure à celle des animaux. Pourtant, Amélia est morte prématurément. Elle avait peut-être une malformation, mais depuis l'assassinat d'Ella, je ne peux m'empêcher de voir des coïncidences partout. Et si c'était de nouveau un coup de ces êtres qui tuent de sang-froid ? Rien ne nous dit qu'ils n'ont pas développé un poison inodore et invisible.

C'est ridicule, bien-sûr. De nombreuses personnes meurent chaque jour au village. Le fait que ce soit une superviseure n'est pas exceptionnel. Après tout, elle est aussi Alfe que nous, seul son rang la distingue. C'est bel et bien la période de sa mort qui les inquiète.

— Malheureusement, ce jour devait arriver, continue John en réponse à mon raisonnement. C'est regrettable, mais j'espère qu'elle se plaît là où elle est, en attendant qu'elle se réincarne.

L'un des métiers que je ne voudrai faire pour rien au monde, c'est préparateur de terrain. Ça consiste à débroussailler un bosquet, après chaque décès, pour ne causer aucun incendie. Il y en a dix à proximité du village. Dix endroit dans lesquels je ne mets jamais les pied.

Le préparateur de terrain est passé avant la cérémonie, pour que tout se déroule sans accroc. La défunte repose sur son lit de pétales, où toutes les personnes présentes déposent une fleur sur son corps. Nous avons tous revêtue des vêtements distingués pour l'occasion : je porte une robe évasée de face, ajustée à la taille par une ceinture assortie à la couleur bleue du tissus. La traîne est légère et élégante. Elle est magnifique.

Je ne m'approche pas. Romain entoure mes épaules de son bras en sentant la tension qui m'habite. Je l'encourage d'un sourire en coin à y aller à son tour. Ses yeux, d'habitude malicieux, sont teintés d'une tristesse qui n'était pas présente avant. Je ne pensais pas que sa mort l'affligerait.

— Romain, ça va ?

Il écarte d'un geste une mèche de ses yeux puis me regarde sans ciller. Sa tenue est impressionnante. La chemise blanche met en valeur ses épaules carrées et lui donne l'air plus grand qu'il ne l'est en réalité.

— C'est... mon frère, se contente-t-il de dire en relevant la tête pour sonder le ciel dénué de nuages.

Lucas n'a jamais apprécié passer du temps avec son frère. J'ai toujours cru qu'avec l'âge, ça changerait. Après tout, ils sont jumeaux, et les jumeaux sont liés par quelque chose de solide à ce qu'on raconte. J'ai souvent observé le frère et la sœur de Léanna, qui sont eux-mêmes issus d'une même portée. Ils sont sur la même longueur d'onde, jamais l'un sans l'autre, toujours à préparer un mauvais coup ensemble. Maya et Léo sont les seuls individus de la famille Andrews que j'apprécie, et je crois que la réciproque est vraie.

Je ne mets pas longtemps à trouver Lucas dans la foule. Il est avec ses parents, Elsa et Antoine Edouard, peintres de profession. Les plus doués que je connaisse. Lucas et Romain n'ont que leur peau dorée et leurs sourcils clairs en commun, les traits de leur visage viennent pour le premier de son père et pour le second de sa mère. De plus, les cheveux courts couleur ébène de Romain contrastent avec ceux blonds platines de son frère. J'ai toujours apprécié Lucas, mais je n'ai jamais été proche au point de le considérer comme un ami. Et même si je voulais traîner avec lui, son isolement délibéré nous a empêché de l'intégrer dans notre bande. Petit, Romain faisait tout pour rester avec lui, mais à force d'être repoussé, même sans méchanceté, il a perdu espoir. Leur situation m'attriste. J'ai fait de mon mieux pour lui remonter le moral, quand le mien n'était pas au plus bas. Parfois, lorsque la solitude nous rongeait, nous restions seuls, à fixer le vide. La présence de l'autre nous apportait un certain réconfort.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? soufflé-je en posant ma fleur.

— J'ai...

Olivier le coupe en prenant la parole. Je l'ai vu plus en une semaine qu'en seize ans, c'est dingue ça.

— Vient le moment pour nous de lui dire adieu.

Il tend une torche à John, qui la saisit en demandant au reste de la foule de sortir du cercle. Une huile issue d'une plante grasse a été étalée sous les pétales.

J'attrape la main de Romain et la serre pour lui transmettre tout le réconfort dont je suis capable. Il me rend le geste avec force. Je regrette que Louna, Samuel, et Laura ne soient pas venus.

Notre regard s'arrête sur la torche que John lâche sur sa femme. Tout d'abord, rien ne se produit, puis, les uns après les autres, les pétales s'embrasent, laissant une odeur de brûlé se nicher dans nos narines. La suite s'est déroulée comme dans un rêve. Le corps s'est consumé dans un tourbillon de flammes maîtrisé, sans que mes yeux ne se détournent du spectacle digne de mes cauchemars. Romain s'est crispé quand la flamme à touché le sol. J'ai serré sa paume plus fort pour l'accompagner dans cette épreuve.

Il déteste le feu. Le soir où il s'est brûlé quand il était enfant a été une nuit épouvantable. Il a couru pour retrouver son frère, un soir, lors du repas collectif. Et c'est sûrement ma faute s'il est tombé dans le feu de camps. Il n'en est pas resté indemne, loin de là. Ce souvenir hante autant mes nuits que les siennes.

Je m'accroche à son bras comme si ma vie en dépendait. Il s'appuie sur moi après un instant d'hésitation. Ses paupières se ferment, agitées d'un tique. Nous restons ainsi toute la durée du feu, jusqu'au moment où les flammes s'éteignent, laissant sur leur passage une traînée de cendres.

Personne n'ose bouger après son extinction complète. Nous attendons tous la réincarnation. La partie époustouflante de la cérémonie.

Après de longues minutes à patienter, une tige jaillit du sol. Elle reste tendue une poignée de secondes pour permettre à un bourgeon de sortir. Le plus beau moment reste celui où la fleur, enfin prête à se montrer au monde, éclot dans toute sa splendeur, laissant la joie au monde de voir sa beauté renouvelée s'épanouir. Quelques secondes après avoir germée, elle se rétracte, comme si elle se fanait en version accélérée sous nos yeux.

Les Réincarnées ont la faculté de briller la nuit. Elles ne fleurissent que les soirs de pleines Lunes. La vision d'un champs lumineux est incroyable, je n'ai jamais rien vu de semblable. C'est... Magique.

Je n'arrive pas à détourner mon regard des pétales mauves. Il s'accroche mais voit une chose que la réalité ne lui offre pas. Une vision à laquelle je suis incapable de me soustraire.

La désagréable impression qu'une personne m'observe me brûle la nuque. Je me retourne mais seuls des visages endeuillés sont à mes côtés. Persuadée que je nage en plein délire, je me concentre de nouveau sur l'image qui restera à coup sûr gravé dans mon esprit.

Puis je relève la tête et je vois Théo m'observer.

The Alfe Wars [terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant