Chapitre 14

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La première Ombrune n'était pas une femme capable de se transformer en oiseau, mais un oiseau capable de se changer en femme. Elle était née dans une famille d'autours des palombes qui n'appréciaient guère de voir l'une des leurs devenir une créature terrestre aux moments les plus imprévisibles. Ses brusques changements de taille les éjectaient de leur nid, et ses étranges gazouillis faisaient fuir leurs proies. Leur père l'avait prénommée Ombrine - un mot qui signifie《étrange》dans le langage des faucons -, aussi porta-t-elle dès son plus jeune âge le fardeau de sa différence.

Les autours des palombes sont des oiseaux fiers, qui défendent âprement leur territoire et raffolent des combats sanglants. En cela, Ombrine n'était pas différente des autres. Quand une guerre éclata entre sa famille et une bande de busards des roseaux, elle combattit avec courage, bien décidée à prouver à ses frères qu'elle était leur égale.

Leurs ennemis, plus gros qu'eux, étaient aussi plus nombreux. Malgré ce rapport de forces inégal, et alors qu'il voyait ses enfants succomber les uns après les autres, le père d'Ombrine refusa d'admettre la défaite. À la fin, les autours parvinrent à repousser leurs envahisseurs, mais Ombrine était blessée, et tout ses frères et soeurs étaient morts. Perplexe, elle demanda à son père pourquoi ils n'avaient pas simplement fui, et cherché un autre lieu où s'installer.

- Il fallait défendre l'honneur de notre famille, répondit-il.

- Mais notre famille n'existe plus, objecta Ombrine. Où est l'honneur là-dedans ?

- Je me doutais bien qu'une créature comme toi ne pourrait pas comprendre, répliqua-t-il.

Sur ces mots, il s'élança dans les airs et partit chasser. Ombrine ne l'accompagna pas. Elle avait perdu le goût de la chasse, du sang et du combat. Pour un autour des palombes, c'était encore plus bizarre que de se changer en humain de temps à autre. 《Peut-être que je n'aurais pas dû être un faucon, songea-t-elle en planant vers le sol, où elle se posa sur des jambes humaines. Peut-être que je suis née dans le mauvais corps...》

Ombrine erra un long moment au hasard. Elle étudiait les habitations des hommes depuis la cime des arbres. Comme elle ne chassait plus, c'est la faim qui lui donna finalement le courage d'entrer dans un village et de chaparder quelques aliments : du maïs grillé qu'on avait distribué aux poules, des tartes mises à refroidir sur les appuis de fenêtre, des pots de soupe laissés sans surveillance. Elle les trouva fort à son goût.

Elle apprit ensuite des rudiments du langage des humains, afin de pouvoir discuter avec eux, et découvrit qu'elle appréciait leur compagnie encore plus que leur nourriture. Elle aimait cette façon qu'ils avaient de rire, de chanter, et de se témoigner de l'amour. Elle choisit donc un village pour s'y installer.

Un vieil homme la laissa habiter dans sa grange et son épouse lui proposa de lui apprendre à coudre, pour qu'elle ait un métier. Tout se passa à merveille, jusqu'au jour où le boulanger du village la vit se transformer en oiseau. Elle n'était pas encore habituée à dormir sous sa forme humaine et se changeait en faucon chaque soir pour aller se percher dans un arbre, et s'endormir la tête sous son aile. Les villageois, choqués, l'accusèrent de sorcellerie et la chassèrent avec des torches.

Déçue, mais pas découragée, Ombrine choisit un autre village. Cette fois, elle prit garde de ne laisser personne assister à sa transformation. Malgré ces précautions, les gens se méfiaient d'elle. Ils lui trouvaient une drôle d'allure - elle avait quand même été élevée par des faucons - et ne tardèrent pas à la chasser, eux aussi. Attristée, Ombrine se demanda si elle avait sa place quelque part dans ce monde.

Un matin, au bord du désespoir, elle s'allongea dans une clairière pour assister au lever du soleil. C'était un spectacle d'une telle beauté qu'il lui fit momentanément oublier son chagrin. Quand il s'acheva, elle souhaita de toutes ses forces le revoir. Aussitôt, le ciel s'assombrit et l'aube réapparut. Ombrine comprit alors que sa capacité à changer de forme n'était pas son seul talent. Elle pouvait, aussi faire se répéter de courts instants. Elle s'amusa avec ce tour pendant plusieurs jours, se repassant le bond gracieux d'un cerf, ou le déclin du soleil au crépuscule, afin de pouvoir pleinement apprécier leur beauté. Cela la comblait de joie.

BardenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant