| CHAPITRE 3 |

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• Ce que tu as disparait au profit de ce que tu n'as plus. Tu as tout perdu •

~ ♠︎ ~

...DAN...


Je joue. Au lieu de mettre des mots sur ce qui me ronge de l'intérieur, je mets des sons, je mets des notes. C'est un air lent et triste, un air douloureux, presque déchirant. Je suis incapable de parler, d'exprimer autrement ce qui détruit ce qui me constituait. Alors je joue. Les yeux clos, je laisse mes doigts s'écraser sur les touches avec une lourdeur qui a atteint tout mon corps, faisant résonner l'air de Mad World dans l'appartement. Je ne sais pas ce que font les autres et je n'ai pas envie de le savoir. Je suis seul dans le tourbillon de musique qui m'emplit et me retire ce que je ne veux pas ressentir. C'est triste. Le son clair du piano à queue rend mon art émotionnel et cathartique encore plus pesant et percutant.

Mais je fronce les sourcils quand ce n'est plus le chagrin qui veut prendre le contrôle de mes doigts. Mes vieux amis veulent aussi se manifester et me faire perdre le fil : la colère, l'amertume, la culpabilité. Tout m'assomme. Mon chant devient agressif. Et j'essaye de réprimer cette violence qui, depuis aussi loin que je me souvienne, fait partie de moi.

Agacé par moi-même et mes doigts qui se mettent à trembler, me faisant jouer faux par moments, je finis par plaquer violemment mes mains sur les notes. Cluster infernal. Je laisse tomber ma tête contre le bois verni, haletant.

Rien ne parvient à m'apaiser. Le deuil est-il si long ? Je me sens... je me sens vide et à la fois prêt à exploser. Je ne comprends rien et ça me fatigue. J'en ai marre de ne pas dormir. J'en ai marre de sentir mes yeux qui veulent pleurer sans arrêt. J'en ai marre de ce coeur qui est plus douloureux à chaque pensée. J'en ai marre de ce cerveau qui me rappelle sans cesse ce que j'ai vécu avec Sergueï et ce que je ne vivrai plus, qui me fait croire parfois qu'il est toujours là, qui me crée un manque infâme qui semble impossible à combler. Pourquoi le deuil est-il si long ?

Rien ne fonctionne. Ni les scarifications, ni la voix et la présence de Léora, ni le piano, ni la musique... rien...

Rien ne parvient à me faire oublier. Je me sens honteux parce que je n'ai jamais rien fait pour lui, parce que je n'ai pas tenu la seule promesse que je lui avais faite, parce que je me suis montré plus que vulnérable face à Rayle et Léora, parce que je suis toujours ce poids, ce fardeau qui s'impose aux autres. Je me sens honteux parce que je me sens honteux. Je suis Bogdan, le cinglé, celui qui ne ressent rien, celui qui ne tient à rien à part sa propre vie et voilà que je m'effondre. Pourquoi est-ce que moi aussi je dois m'effondrer ?! Je ne me suis JAMAIS effondré, JAMAIS montré aussi faible à cause de la tristesse, je n'ai JAMAIS ressenti une douleur semblable. Je me pensais immunisé. Inconsciemment, je crois que j'ai tout fait pour.

En y repensant, peut-être que ça n'aurait pas dû être ma première fois à pleurer à ce point. Pourquoi n'ai-je jamais pleuré à cause du manque d'attention, d'affection de ma mère ? Pourquoi n'ai-je jamais pleuré le reniement de mon père ? Pourquoi n'ai-je jamais pleuré de solitude ou de douleur ? Pourquoi suis-je le seul à ne pas me comprendre totalement alors que tous, autour de moi, semblent savoir quel genre de personne je suis ?

Et pourquoi est-ce que je me pose toutes ces putains de questions existentielles à la con maintenant ?

Je serre les dents et les poings au moment où un vacarme soudain se fait entendre depuis la cuisine. Je me redresse et regarde en direction de la salle ouverte sur le salon dans lequel je suis, assis devant le piano. Il n'y a personne. Enfin, jusqu'à ce que Rayle jaillisse derrière un plan de travail en jurant complètement décoiffé, dans des habits froissés et avec la gueule type de celui qui a bu toute la nuit et qui a fortement besoin d'aspirine.

Cruelle Virtuosité | T1, T2 & T3 | TERMINÉOù les histoires vivent. Découvrez maintenant