Des maisons de toutes les couleurs

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Pourquoi lui avait-il fallu discuter aussi longtemps avec ce gros vantard de Dani ? Chaque fois, il se faisait avoir. Et cette fois-ci, pendant ce temps-là, Patsy était peut-être en danger ! Il avançait aussi vite qu'il pouvait : il y avait foule, des gens partout. A mesure qu'il s'approchait du port, il réalisait que tout le monde suivait globalement le même mouvement que lui.

Sur la place il y avait déjà un groupe assez compact réuni, des personnes de tous les âges qui restaient tournées vers les maisons alignées face à la mer.

– Patsy !

Il l'entrevit qui attendait dans un coin.

– Patsy !

– Joakim ! Il était temps. Qu'est-ce que tu faisais ?

– Je suis tombé sur Dani Bayou. Tout va bien ?

– Oui, pourquoi ça n'irait pas ? Tu as vu ce qui se passe ? C'est carrément magique !

– Oui, enfin, c'est étonnant, dit Joakim.

– Je suis tellement heureuse ! Si on avait des téléphones portables sur l'île, j'aurais pu filmer tout ça. C'est dommage qu'on soit trop loin de tout pour capter du réseau.

– Mais qu'est-ce qui se passe ? Dani dit que le port est devenu dangereux ?

– N'importe quoi, il n'y a rien de dangereux. On dirait juste que tout ce qui touche un peu à l'art devient... Tu vas voir.

Ils se faufilèrent tant bien que mal pour se rapprocher des maisons que le public continuait de fixer en chuchotant. Elles étaient de toutes les couleurs, on aurait pu croire que quelqu'un avait passé un arc-en-ciel à la moulinette et avait arrosé le rivage avec.

Joakim passait ici quasiment tous les jours de l'année, pourtant il avait l'impression de venir pour la première fois. Sans trop savoir pourquoi, il lui semblait que quelque chose n'allait pas avec ces couleurs. Ça, avec tout le reste, faisait qu'il commençait à se sentir franchement mal-à-l'aise.

– Je ne sais pas si c'est une bonne idée de rester là, Patsy. Il y a des Agents Proconsulaires partout.

Des hommes habillés de brassards violets arrivaient en effet à l'autre bout de la place.

– Qu'est-ce que tu racontes ? On ne va pas fuir dès que les Brassards arrivent.

– Oui, mais figure-toi que... Regarde, je crois bien que le Proconsul est avec eux...

Ils se mirent tous les deux sur la pointe des pieds. Ils aperçurent une tête un peu plus haute que les autres, avec des traits fins, des dents blanches, des lunettes rondes, des cheveux strictement coiffés.

– C'est vrai, c'est bien lui ! C'est que ça doit être sacrément important !

– Et c'est pour ça qu'on ferait mieux de ne pas rester là.

– Circulez, disaient les Agents Proconsulaires qui se rapprochaient. C'est pour votre sécurité.

Les passants obéissaient, les Agents les bousculaient quand même. Ils les traversèrent et filèrent droit vers les maisons colorées.

Ils y arrivaient quand l'une d'elles, mauve aux volets jaunes, devint tout à coup verte et ses volets blancs.


Une exclamation générale s'éleva de l'attroupement, comme devant un feu d'artifice. Joakim n'en croyait pas ses yeux.

– T'as vu ça ?, faisait Patsy en sautillant sur place. Qu'est-ce que je t'avais dit ?

– On va avoir des ennuis, répondit Joakim d'une voix éteinte. On ferait mieux d'y aller.

Il sentait sa gorge se nouer.

– Mais qu'est-ce qui te prend, à la fin ? Tu as vu ce qui vient de se passer ?! De toute façon, les Brassards ne sont pas là pour nous.

Ceux-là, en effet, sous la supervision du Proconsul, entraient dans les maisons colorées les uns derrière les autres.

Depuis la place, Joakim et Patsy les entendirent y renverser les meubles, y casser la vaisselle, y causer toute sorte de raffut. L'un d'eux poussa dehors un couple qui grondait en même temps ses enfants parce qu'ils devaient le déranger d'une manière ou d'une autre. Un autre ressortit en tirant de chez elle une petite vieille qui s'excusait de ne pas pouvoir marcher plus vite. Ils vidèrent ainsi chacune des maisons de leurs occupants, passèrent devant le Proconsul sans s'arrêter et emmenèrent leurs prisonniers à travers la foule agitée, direction la sortie du port.

– Mais qu'est-ce qu'ils font ?

Les spectateurs s'étaient à nouveau écartés pour les laisser passer mais cette fois-ci ils n'étaient pas revenus à leur place. Le port se vidait petit à petit, une maison bleue qui devint subitement rose ne provoqua qu'un léger murmure parmi la foule diffuse.

– Il vaudrait mieux qu'on y aille, dit Joakim.

Ce n'était que des maisons qui changeaient de couleur, après tout. C'était joli, mais aussi bien, ce serait fini le lendemain : ça ne valait pas la peine de prendre des risques pour ça.

– On ne va quand même pas partir maintenant, dit Patsy un peu sur le ton d'une question. On n'a rien fait de mal...

– Je ne suis pas en règle, répondit Joakim. Je n'ai pas ma carte d'identité.

Patsy lui jeta un regard de travers, l'air de lui demander s'il était bien sérieux. Joakim lui répondit d'un regard de travers qui voulait dire oui, plus sérieux que jamais.

– Bon, d'accord, fit-elle en baissant les épaules. Allons-y.

Ils se retournèrent pour déguerpir.

Ils se cognèrent contre un mur.

Pas exactement un mur, en fait, mais le corps de quelqu'un pas moins fixe et solide.

Un homme taillé dans la masse, sa tête grosse et chauve directement posée sur ses épaules monumentales, la mâchoire carrée, un brassard grand comme une taie d'oreiller noué autour de son biceps.

– Gromallo..., dit Joakim dans un souffle en sentant ses jambes faiblir.

Gromallo lui souriait méchamment en le fixant de toute sa hauteur.

Le Pouvoir des ArtistesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant